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jeudi 29 août 2024

Distorsion

NDA: Cupilcolo est (déjà) de retour. Il a une nouvelle amie, mais n'oublie pas Saint Pierre jamais très loin de lui.

Distorsion

«Ce n'est qu'une question de calcul. Ce n'est qu'une question de chiffres. Ce n'est qu'une question d'arithmétique. Un angle de départ, une masse initiale, un coefficient d'élasticité, des frottements, des portances, des forces en quantité, oui, toute une infinité. Mais pour un Eternel, même un des plus dérisoire comme tu l’es, tout dans cet univers est plus petit que toi, même si ses dimensions tendent vers l'infini. C'est la définition même d'un Dieu, d'un Accompli. Et tu es de ceux-là, bien que cela ne se voit pas au premier regard, je te l'accorde.
Il n'y a donc rien que tu ne domines, rien que tu ne puisses asservir à ton Suprême Ki. Une fois assumée cette ultime soumission sur toutes les énergies de toute la création, tu peux vectoriser, scalariser, équationner, différentialiser, linéariser, et, comme tu sais parfaitement t’y employer, dériver, première, dériver, seconde, adjugé, vendu. Cible atteinte. Empennage au repos. Pointe bien enfoncée.»

Un ronflement humide et saumuré remonte aux oreilles et au nez d'Artémis qui peine à contenir sa hargne chasseresse.

«Cupilcolo! Tu m'écoutes? Conçois, si tu en es capable, que je ne prends aucun plaisir à jouer les professeuses d’archerie auprès d’un maître Jean-foutre de ton espèce. Chaque pouième de micro-fraction de nano milliseconde passé auprès de toi à t’enseigner mes techniques me parait plus inutile et vain qu’une double éternité passée auprès d’un coton tige usagé pour lui enseigner l’art et la manière de rester digne après avoir été introduit dans une des deux oreilles velues de Pan! Alors par pitié, par intérêt, par curiosité ou par inadvertance, je m’en fiche, mais fais un effort si tu ne veux pas que ma lassitude passagère se transforme en haine incontrôlable.»

Cupilcolo s'éveille avec difficulté et finit par marmonner:

- Moi, je n'ai rien demandé. Le fautif c’est Saint-Pierre et son envie soudaine de vouloir tout contrôler.  Il pense que je vise mal, que je ne sais plus tirer. Moi je dis que c'est la qualité de notre matériel qui est en cause.

Artémis saisit son arc et tire avec nonchalance une flèche dans le néant. De la poupée inférieure de son arme, elle tape le sol trois fois, comme l'on fait au théâtre pour fixer l'attention d'un public dissipé et annoncer l'imminence du début du premier acte. Un rideau de vapeur s'écarte devant eux, dévoilant une scène à travers les cieux. C'est une flèche en mouvement que l'on voit apparaitre.
Elle déchire le cosmos, évite des étoiles, des comètes, des planètes, toutes sauf une dernière vers laquelle elle se rue. Elle plonge vers une mer, esquive des navires rouillés et mazoutés, puis se met à longer une rivière boueuse dominée par un pont d'acier flanqué de deux piliers maintenus par des haubans, humides ou remuants quand le brouillard s'attarde ou le ciel est soufflant. Un pont assez curieux, qui s'ouvre sur une moitié, perdant pour un moment sa faculté d'enjamber.
Elle traverse par jeu, sans y être obligée, une roue colossale tournant sans s'arrêter, pointe vers une grosse horloge, puis pour le visiter comme un touriste Français, se promène dans un parc beaucoup trop fréquenté, évitant des enfants, des femmes décomplexées et des hommes perchés sur des caisses en bois, leurs discours face au vent, les idées aux abois.
C’est sans concertation qu’elle change de direction, s'oriente vers un palais gardé par des plantons, des soldats immobiles aux coiffes peluchées, pénètre par une fenêtre entrouverte au second, entre dans une pièce richement décorée et en sort prestement, contournant au passage une bonne et un servant. Elle emprunte des couloirs fièrement enchevêtrés, un coup à droite, un coup à gauche, en haut puis en bas, et s'arrête un instant près d'une porte dorée.
Elle se distord assez pour passer dans le trou de sa serrure sans clé, puis retrouve ses formes, se permet un léger écart pour prévenir un obstacle imposant, une oreille de titan flanquée sur le visage rougi et tout fripé d’un homme vieillissant, et achève sa course, son périple innocent, dans la caboche d'un chien fatigué et usé qui pleure sa maitresse, une ex-tête couronnée.

 - Tu disais?

- Que tu n'aimes visiblement pas les corgis.

- Je suis une chasseresse. Je chasse. C'est tout. Tu veux une autre démonstration?

La menace est à peine dissimulée.

- Non, c'est bon, je t’écoute maintenant. Je n'ai plus sommeil.

- Il n'y a plus rien à écouter. La théorie est finie. Passons à la pratique. Tu as pris ton matériel?

- J'ai toujours mon matériel quand je prends une leçon d’éducation particulière! dit Cupilcolo avec concupiscence, le regard éclairé par l'illusion futile d'un phantasme déluré.

- Tu l'auras voulu.

Elle tire à nouveau avec désinvolture et sans vraiment viser une seconde flèche qui vient se figer à l'entrée du rectum de Cupilcolo.

- Encore un mot mal placé, une obscénité ou quoi que ce soit pour me contrarier, et je lui ordonne d'achever son parcours. Tu veux savoir ce que j'ai prévu pour elle?

- Non ça ira merci. Pour une déesse de la chasteté, je te trouve plutôt entreprenante avec moi. J'ai mon arc et mes flèches, c'est bon, on peut commencer. Garde quand même à l'esprit que je ne suis pas très performant sous la pression, dit Cupilcolo en bougonnant et en pensant à Damoclès et son épée suspendue au-dessus de son crâne, et en verbalisant dans un coin de son esprit:  «il n'a aucune raison de se plaindre celui-là, ça aurait pu être pire.»

*****

Saint-Pierre regarde au loin la chasseresse et l'angelot en train de s'entrainer. Ce fût une bonne idée de s'adresser à elle, plutôt qu'un à un mortel comme il l'avait d'abord envisagé. Il aurait pourtant bien aimé qu'auprès d'âmes sans corps cet asticot à mescal apprenne l'humilité. Il s'est donc rapproché de ceux que la légende présente comme de fabuleux archers: un Indien iroquois, un Suisse un peu cintré adepte de l'arbalète et un Anglais des bois. Mais quand il les a vu, il n'a pas insisté. Il n'aurait jamais dû se laisser influencer par des fables infondées, des récits approximatifs doucement mitonnés, cuits longtemps à couvert pendant bien trop d'années. Les légendes sont des plaies pour toute l'humanité. Des mythes exaltants? Non. Des mensonges éhontés qui obèrent les idées et brident les réflexions, empêchent d'avancer.
Saint-Pierre se dit alors qu'il n'est guère plus, lui aussi, qu’une suite de fausses chroniques et de mauvais récits. Si tout le monde ici-bas, et peut-être ici haut savait la vérité, comprenant que Saint-Pierre, celui dont Le Percé a fait son émissaire, n'est qu'un pauvre tâcheron, un simple factotum tout juste qualifié pour changer une ampoule, déboucher un évier. Le voir diriger, même temporairement, toutes Les Eternités est une blague affolante, un canular obscène, une farce périlleuse. Et à propos de gouvernement provisoire, il se demande combien de temps cela va durer. Il aimerait bien prendre des vacances, se poser un peu, boire quelques bières bien fraiches. La dernière lui a laissé un gout un peu trop amer. Il faut qu'il réfléchisse à quelqu'un pour le remplacer. Il se met à rêver de plages et de cocktails, de danses endiablées, d'une grasse matinée après un long sommeil.
Il sort brutalement de ses rêveries, alerté par des hurlements lointains. Il cherche du regard d'où cela peut provenir. Avant même de le découvrir, il sent l'angoisse monter. Il sait au fond de lui où se situe la source de tous ces cris.

 *****

- Mais nom d'une biche en bois! Tu te rends compte de ce que tu as provoqué? dit Artémis prise de panique.

- J'ai fait ce que tu m'as demandé. J'ai tiré deux flèches à la fois, visé deux cœurs, incité à s'aimer deux individus, et même deux bien moches et bien nases.

- Tu en as tiré trois, dit-elle désabusée.

Cupilcolo défend alors avec beaucoup d'aplomb l'action qu'il vient d'effectuer:

«J’en ai pris une en trop qui trainait non loin de là, juste derrière moi. Et oui, ben, un peu de modernité quoi! Je ne vois pas pourquoi l'amour ne pourrait pas se partager à trois, ou quatre, ou plus. C'est une question de bonne santé, de santé publique, voilà tout. On me demande d'arrêter les mono flèches, c'est ce que je fais. Et je fais même du zèle, du dépassement de fonction! Et du réemploi de matériel usagé au passage. Un merci ne serait pas de trop.»

C'est en pure divinité de la décence et de la vertu qu'Artémis vocifère alors:

- Là n'est pas la question bougre de bâtard emmancheur vérolé de dégénéré de ta mère!

- Mais qu'est-ce que vous avez tous avec ma mère?

- Rien, c'est ma demi-sœur! Mais pourquoi ces trois-là? Pourquoi, mais pourquoi...dit-elle en s'effondrant désespérée, les yeux rouges du sang qu'elle a son règne durant contribué à verser, prête à bander pour elle-même une dernière fois son arc et finir en gibier.

- Que se passe-t-il ici! L'odeur de viande pourrie qui précède Saint-Pierre ne présage rien de bon.

- Vas-y Cupilcolo, raconte, toi, moi, je ne peux pas, dit Artémis laissant choir son arc et éclatant en sanglots.

- Je t'écoute, dit Saint-Pierre la bouche presque fermée, retenant quelque chose prêt à lui échapper, comme un dragon ancien contiendrait son brasier, bonifiant sa fournaise entre ses dents serrées.

- Eh bien, j'ai juste tiré trois flèches.

D'un soupir soulagé, Saint-Pierre dit calmement à Artémis:

«C'est ce qui te perturbe? Je comprends évidemment. Tes valeurs sont pures, ton cœur immaculé, tes références classiques, surtout en matière de sexualité. Mais tu sais de mon temps, à la fin des repas, souvent bien arrosés, quand nous étions douze, même parfois treize à table, nous ne finissions jamais la soirée esseulés. A deux, à trois, à quatre, à… tu m'as compris. Et puis regarde ton père, pendant toutes ses années de règne et de pouvoir, il ne s'est pas fait prier pour tout aller niquer, pardonne mon langage. Cela ne vaut donc pas le coup de te mettre dans cet état là pour cette raison, non?»

Elle relève la tête les yeux humidifiés. Elle semble quelque peu calmée. Mais après un instant, ses lèvres convulsent légèrement et les sanglots reprennent, les larmes se déversent, son visage est trempé. Elle s'écroule à nouveau, la tête dans ses mains, les mains sur ses genoux, piteusement recroquevillée.

- Bon, je sens qu'il y a autre chose. Cupilcolo, j'attends. Ses mâchoires se contractent à nouveau.

- Tu vas voir, c'est marrant...

- J'ai déjà entendu cela....

«Si si, cette fois, tu vas voir, c'est vraiment drôle. Je t'explique. J'ai voulu être sympa. J'ai repéré en bas trois amis inséparables, des âmes assorties comme nulles autres pareilles, deux hommes et puis une femme qui vont si bien ensemble qu'ils ne peuvent pas s'aimer, pas comme ils le voudraient, en tout cas pas sans moi. Il ne se rendent pas compte qu’un jour la vie brisera leur splendide amitié si je n'interviens pas. Et qu'alors, par malheur, des amours naitront, mais ne seront pas les leurs. Et ces autres amours auront le goût bizarre de fruits trop peu sucrés, d'une soupe pas assez chaude, d’une chips humidifiée. Ce ne sera pas mauvais, mais pas très bon non plus. Ce sera nutritif, mais pas appétissant, ce sera...»

- C'est bon, j'ai compris le principe! Et donc?

- Donc j'ai voulu leur offrir le bonheur absolu de s'aimer tous les trois, plus qu'ils ne le font déjà.

- Et?

- Et c'est là que j'ai senti, au moment de lâcher la corde, que les flèches n'arriveraient peut-être pas au bon endroit...

- Etttt? dit Saint-Pierre en laissant trainer le son de sa voix.

-  Margareth, François et Vassili.

Saint-Pierre s'interroge. Il parcourt sa mémoire pour associer ces noms à trois individus dignes de son attention. Il est interloqué. Il sort sa tablette et commence à projeter sur l'univers entier des ronas de données. Il cherche parmi les femmes et les hommes importants (ou du moins le croient-ils) de toute l'humanité: business, politique, science et médecine, aventure, sport, littérature, musique, comédie, médias, gastronomie, culte, police et armée. Il va jusqu'à regarder la liste des trafiquants, des voleurs, des violeurs, des meurtriers, en tout cas la courte liste de ceux qu’y n’appartiennent pas déjà aux autres catégories. Il ne trouve vraiment rien. Il n'est pas complétement rassuré, mais commence à se calmer.

- Margareth, François et Vassili... Ces noms me disent quand même quelque chose.

Il se souvient alors que les flèches de Cupidon peuvent déchirer le temps. Son angoisse le reprend. Il n'a quand même pas fait ça? Il ouvre toutes ses archives et finit par trouver la bonne correspondance. Il n'a pas eu besoin de remonter bien loin. 1982. Il se dit au passage qu'il a eu raison de remettre les compteurs à zéro en l'an...zéro. Cela facilite les recherches. Mais sa satisfaction est de courte durée quand il comprend enfin l'importance des trois cibles visées.

- Il a fallu que cela m'arrive à moi, au moment où Le Sénile est toujours à lâcher une goute par-ci, par-là, pour essayer de vider sa vessie.

Il s'exprime sans haine, sans colère, sans éclat. La force de s'énerver s'est complètement dissipée. Une odeur de printemps exhale de sa chaire, la fraicheur est partout. Signe d'apaisement. D'accablement surtout. Il déchire l'enveloppe de tout le continuum pour observer lui-même l'ancienne réalité s'effacer doucement au profit d'une nouvelle qui doit se révéler.

C'est un soir de janvier dans un bunker secret en plein cœur de Berlin qu’un président Français, une première ministre Britannique et un premier secrétaire du Parti Communiste Soviétique par intérim en viennent à s'aimer, changeant pour des années la marche du monde entier.

- En plein dans les annales! Merci pour la leçon de tir Artie. Tu es très…inspirante. J’espère que tu n’es pas trop contrarié São Pedro, si? dit finalement Cupilcolo avec ironie, très satisfait de lui.



mercredi 21 août 2024

Reconstruction

NDA: Merci Nadège pour le nom du personnage principal. Evidemment, il vaut mieux avoir lu "Déconstruction" avant.

Reconstruction

- Il est où l'urinoir à vinasse?

Vautré sur son nuage, le cul offert au vent, le ventre bien au chaud sur son épaisse brume bleue, humide et cotonneuse, les deux bras engloutis au sein même de son lit, plongés au plus profond de son cœur shamallow, Cupidon observe.

- Cupilcolo! dit Saint Pierre en hurlant, la bave aux lèvres, la rage aux dents, car tout saint qu'il fût, Saint Pierre était de nature hargneuse. Tu me fais quoi, là? Montre-moi tes mains!

Il ôte avec peine ses deux bras engourdis du milieu mi-aquatique mi-ouaté, mi-sucré(1) qui constitue son nid, les projette vers l'avant, et étire vers l'arrière ses deux jambes amaigries tout en cambrant son dos, dans une imitation pitoyable et grotesque d'un superman à prix réduit. Par ce mouvement idiot, ses ailes tachées et déplumées se redressent avec peine pour pointer vers le haut, tandis que vers le bas, c'est un bout de chair rose qui dépasse mollement de son petit cumulo-nimbus.

- Tu es vraiment ignoble Cupilcolo. Tu matais quoi encore? Et où sont ton arc et tes flèches?

- L'arc? je l'ai échangé contre une bouteille de Gin et les flèches, contre de la crème hydratante. J'ai horreur de me toucher avec les mains sèches. Pas toi? Et arrête de m'appeler Cupilcolo s'il te plait. Je ne suis pas alcoolique. J'arrête quand je veux. Et je ne veux pas.

- Si tu le dis. En attendant va te laver et te raser, même si tu as probablement plus de poils sur les testicules que sur ta trogne couperosée. Tu as du boulot.

- Rien d'urgent.

- Comment cela rien d'urgent? Tu n'as pas l'impression d'avoir fait de la merde depuis un siècle ou deux?

- Et toi depuis deux mille ans, et l'autre depuis...

- Ce n'est pas la question! l'interrompt sèchement Saint Pierre. C'est quoi cette nouvelle manie de n'envoyer qu'une flèche à la fois?

- Economie budgétaire, tu devrais me remercier. Ca te paye la lumière sur ta putain d'auréole. Au fait je ne t'ai jamais demandé: ça ne t'empêche pas de dormir la nuit?

Saisi par le sérieux de la question et un peu étonné que l'on s'intéresse à lui, Saint Pierre commence à répondre avec application.

- Non, en fait, pas vraiment, il y a un…

Se ravisant soudain, il reprend le fil de sa céleste rage.

- Mais bordel, ne change pas de sujet! Et le pauvre con qui se retrouve seul amoureux, tu en fais quoi?

- Il peut toujours s'acheter de la crème hydratante, c'est plus utile qu'une flèche. Réponds Cupilcolo avec désinvolture.

- Tu te fous de ma gueule!

L'univers s'assombri, la création se tend, le continuum exhale une odeur de rat mort de plus en plus marquée au fur et a mesure que la colère du Roi des Saints se développe et s'exprime en hurlements quasi divins.

- Easy San Pietro. Ça va finir par puer encore plus que moi. Regarde un peu en bas avant de te chatouiller, dans ce coin, là.

Il perce de son ongle crasseux et à moitié rogné un point nanoscopique de la matrice cosmique avec une précision angélique (chérubine pour être précis, séraphique même peut être). Une image déformée apparait.

- Je ne vois rien, zoom.

Cupilcolo presse alors la pulpe de son pouce sur celle de son index et d'un mouvement lascif écarte ses deux doigts, grossissant d'un seul coup la photo distordue, la transformant alors en un cliché d'une parfaite netteté.

- UHMTPCP (Ultra Haute Méga Terrible Putain Ça Pète) définition. Je parie que tu ne sais pas faire ça toi!

 Saint Pierre s'approche doucement et du même mouvement amplifie les détails, révèle chaque pixel dans sa complexité, multiplie les couleurs au-delà du visible, explose la profondeur et superpose les plans à l'infini, puis détoure tout objet qui peut se révéler au milieu d'une scène plus réelle et vivante que ne sera jamais la moindre réalité.

- UHMTPCPDTC définition.

- OK, je m'incline, dit Cupilcolo avec respect.

- Et je dois voir quoi, pour le coup? demande Saint Pierre.

- Regarde bien, regarde mieux.

Un homme de petite taille, la cinquantaine fragile, son regard intérieur affolé tourné vers un passé insipide, un présent inutile et sa suite sans intérêt fait face à un écran. Ses mains s'agitent doucement sur un clavier noirci par les souillures du temps.

- Zoom sur le moniteur, et regarde ce qu'il écrit.

Saint Pierre s'exécute (2) et commence à lire: "Tu vas gouter ton sang, mélangé à ta crasse, aux abcès de ta bouche, ta merde au bout des doigts. Et tu vas avaler. Et tu vas t'en nourrir. Tu comprendras alors à quel point tu n'es rien, que ta vie ne compte pas, que tu n'es même pas.".

 - Il n'a pas l'air en forme. Je suppose que tu y es pour quelque chose? Saint Pierre semble calmé, même un peu résigné.

- Attends, tu vas rire. Prends un siège. Il désigne du menton un strato-cumulus passant juste à côté. Saint Pierre le saisit, s'assoit et puis observe à son tour.

- Tu n'as pas une bière?

Cupidon sort de son nuage une bouteille en verre au contenu jaune bistre légèrement angoissant. Il l'essuie sous son aile.

- Tiens. Elle est tiède et elle colle peut-être un peu. Mais c'est tout ce que j'ai.

- Pas grave, donne.

Saint Pierre s'en empare, la décapsule d'un coup net et tranché avec son auréole et s'abreuve goulument.

- Ben dis-moi mon cochon, tu caches bien ton jeu!

- C'est bon, le Vieux est parti pisser. Il en a encore pour plusieurs siècles. La prostate, c'est moche.

- Shiva n'est pas censé assurer l'intérim?

- Le Dieu de la destruction? Celui qui passe sa vie à tirer sur des joints et qui ne sait rien foutre de ses vingt doigts? Laisse tomber. C'est moi qui compense, comme d'habitude. Bon, maintenant explique moi, il a quoi ce con?

- Une victime de ma mono flèche!

- J'avais déjà compris. Mais encore?

- Continue à lire sa prose. C'est nul, mais c'est instructif.

- Comme la bible?

- Non, c'est moins nul quand même.

Saint Pierre reprend sa lecture. Il se demande vraiment comment ce pauvre bougre a pu en arriver là. Il décide alors de consulter son dossier, sort de sa poche un petit rectangle translucide et commence à l'effleurer. Une lumière azurée s'en échappe projetant des données partout sur le néant.

"Il n'a pas l'air si con. Il n'est pas vraiment beau (je reconnais quand même que dieu n'a pas fait beaucoup d'effort sur ce coup-là), mais il compense au mieux en prenant soin de lui. Des parents juste utiles, mais pas vraiment aimants, mais pas vraiment absents, pas vraiment un peu tout, mais vraiment pas assez sur absolument tout. Une sœur ainée humiliante à la moindre occasion, aujourd'hui comme avant, avec condescendance et une fausse affection, mais rien de si perturbant. Une vie plate comme un pain qui refuse de pousser malgré un bon levain et une température à peu près adaptée, voilà tout. Il a beau essayer sans cesse depuis bien des années de croire un peu en lui, à sa chance de s'élever, il n'y arrive pas. Et le cœur n'y est plus. La routine.

Et puis, il se plaint de quoi? Un boulot très tranquille et pourtant bien payé. Une femme intéressante, il n'est pas mal tombé. Mais pas faite pour lui, qui a force d'espérer préfère le détester. Au moins le mépriser. Mais rien à lui reprocher. Et des enfants fabuleux (il faut que je les garde à l'œil ces deux-là). Et de belles rencontres, la dernière est sublime, assurément. Et...c'est quoi ces conneries Cupidon?"

- Oui, tu as vu, c'est marrant ça non?

- Marrant? Une flèche isolée dans la vie d'un homme, passe encore. Deux flèches, c'est une coïncidence. Trois c'est de l'acharnement. Mais quatre, c'est du sadisme! Tu es un putain de fils de pute!

Sa colère reprend. Et avec elle l'odeur de charogne qui l'accompagne souvent.

- Ouaaaiii, dit Cupilcolo avec délectation, vice et un sourire baveux. Mais n'oublis quand même pas qui est ma mère! (3)

"C'est ce que je viens de dire. Tu es une crevure Cupilcolo. Si si. Vraiment. Mais il avait renoncé bordel! Alors, pourquoi tu l'as forcé? Tu as vu le résultat? Des mecs mutilés par les guerres, des enfants maltraités, des femmes violées et torturées, cela fait déjà suffisamment de désespérés, tu ne crois pas? Et un désespoir acceptable, compréhensible, légitime au moins. Mais lui, lui...lui, rien n'est justifié! C'est juste un sachet de thé qui se plaint que l'eau est trop tiède!  Il est fadouille, insipide, mou du genou, comme à peu près tout le monde. Il aurait dû finir heureux et confiné à bouffer des compotes dans l'Ephad d'à côté, à roter et grogner et à remplir ses couches et à se souvenir du souvenir de l'idée fantasmée de ses belles années. Et au lieu de cela, tu lui offres quoi?"

L'odeur est écœurante. Elle sature tous les cieux, dans toutes les dimensions. Cupidon y semble pourtant insensible.

"Je lui offre une peine à taille humaine, un moteur efficace pour le faire avancer. Pas de celles qui déchirent toutes nos ambitions, les peines insurmontables, les affres en rébellion. Une peine à sa portée. Je lui offre une douleur acquise à moindre coût. Je lui offre une souffrance qui ne tient bien qu'à lui, qu'il peut combattre seul sans dépendre d'autrui. Ou alors pas beaucoup. Si quelqu'un l'aide un peu, ça peut se concevoir, à lui d'en décider. Mais Dieu ne l'aidera pas, il n'a pas à prier, il n’y est pas obligé. Et c'est là mon offrande, en tout cas la première. Car je lui offre aussi mon carquois et mes flèches. Je lui accorde le droit de tirer à ma place la seconde des deux. Et de choisir sa cible. A lui de viser juste et d'essayer encore, encore, encore, encore... Et s'il renonce alors, ce sera par son choix. Il veut se déconstruire? Eh bien il a raison. A condition, bien sûr, et pour toute ambition, de vouloir reconstruire. Et s'il le veut vraiment, je lui offre la brique, le mortier et l'enduit de sa reconstruction. C'est là mon dernier don."

Sur ces mots il se retourne et cale bien son dos sur sa couche éthérée, allumant un cigare sorti d'on ne sait où, sa nuque soutenue par ses bras repliés, son havane brun fumant serré entre ses dents et le sexe raidi d’une splendide érection perçant le firmament.

(1) Oui, trois "mi", c'est très con. Et si cela ne vous était pas venu à l'esprit, eh bien, inquiétez-vous...

(2) C'est drôle ce verbe, comme si l'obéissance était une forme de suicide de la personnalité et de la volonté...

(3) Vénus pour ceux qui n'auraient pas le courage de regarder dans Wikipédia.



lundi 19 août 2024

Déconstruction

NDA: Pour changer, un texte plein de bonne humeur, de joie et d'allégresse. Ecrit en un jet (ou presque), pour changer également.

Déconstruction

Non, ne commence pas par cela. Tu dois d'abord briser les liens, désengager toutes les dépendances. Sinon tu n'y arriveras pas. Déjà, supprime tes comptes personnels, nominatifs, ou du moins ceux dans lesquels ton identité civile est encapsulée. Tous, ceux-là, sans exceptions. De toutes façons ils ne te servent à rien. Ton "moi" à l'intérieur, tout le monde s'en fout, personne ne le voit. Ne garde que des comptes techniques pour accéder à ta banque, ton épargne, tes impôts, un boite mail générique, un téléphone prépayé, une clé 5G pour l'accès internet. C'est tout. Tu ne les supprimeras même pas. Puisqu'ils ne sont pas toi, ils ont le droit d'exister.

Alors seulement tu pourras t'occuper du reste: démissionner, vider tes comptes, vendre, donner, rejeter, repousser, partir. Cela peut prendre du temps, des mois ou des années. Il ne faudra pas flancher! Dis-toi qu'à la moindre hésitation, qu'à la première marche arrière, il faudra presque tout refaire! Ah et ne commence pas à chialer! Si tu étais resté seul, cela aurait été tellement plus simple! Si tu n'avais pas imaginé une fois, une seule petite fois, que tu valais quelque chose, que tu pouvais prétendre exercer un métier, avoir femme et enfants, même un ami ou deux, tu n'en serais pas là. Et cette idée débile d'aller voir une psy! Mais tu croyais quoi? Qu'elle verrait en toi ce que personne ne voit? Mais personne ne le voit parce qu'il n'y a rien à voir! Quand on croise ton regard, on se demande juste pourquoi tu n'as pas été noyé à la naissance. Et on se dit simplement qu'il ne devait pas y avoir de rivière à côté. Que l'on était en période de restriction d'eau pour cause de sécheresse. Et on finit par maudire le réchauffement climatique! Et on allume la clim, ou bien un ventilo, juste parce qu'on a trop chaud. Et on te chasse comme ça, dans le courant tiède d'un souffle d'air moisi. C'est tout ce qu'a fait ta psy. Tu ne méritais pas mieux. Alors qu’elle, si.

Maintenant, ferme-la et écoute-moi. Quand tu seras tout seul, personne à tes côtés, personne même pour penser que tu aies existé, que tu n'auras plus rien, pas de toit, pas d'argent, à peine un vêtement puant et dégueulasse, et que tu auras faim, soif, que tu seras malade et que ton corps vulgaire commencera tout seul à se décomposer, tu pourras y a aller et commencer doucement à tout désassembler. Si tu veux que cela marche, tu devras jusqu'au bout y mettre un peu du tien et tout faire par toi-même.

Tu arracheras tes cheveux, du moins tous ceux qui restent et les poils de ton corps. Si cela ne veut pas venir, tu trouveras un moyen de tous les enlever. Un traitement à l'acide, cela devrait marcher. Puis tes ongles, un à un. La technique est plus simple: tu as une bouche, des dents. Même tes chicots noircis, boueux, nauséabonds devraient y parvenir. De tes deux incisives tu feras une entaille, juste à la base de l'ongle, tout au bord du sinus. Elle doit être profonde pour bien prendre la racine. Puis une fois ancré, tu tireras ton doigt d'un mouvement régulier, sans à-coup pour racler chaque fragment de matrice, chaque petite tranche de veine et de veinule gorgée de ton hémoglobine corrompue et véreuse. Et tu iras au bout, jusqu'au bout de toi même. Comme tu l'avais promis. Tu vas gouter ton sang, mélangé à ta crasse, aux abcès de ta bouche, ta merde au bout des doigts. Et tu vas avaler. Et tu vas t'en nourrir. Tu comprendras alors à quel point tu n'es rien, que ta vie ne compte pas, que tu n'es même pas.

Tes doigts ensanglantés pourront finir le reste: tu trouveras une bouteille, un tesson aiguisé et tu couperas ton nez, tes oreilles, ta langue, ta bite, tes testicules qui n'ont jamais brillés par leur utilité. Puis tu crèveras tes yeux, à l'aide de clous rouillés, que tu laisseras en place. Et enfin pour finir, tu trouveras un feu, un brasier, un fourneau, un enfer dans lequel te plonger totalement. Faire fondre sur tes os ta chaire répugnante, faire bouillir tes organes nécrosés et bouffis, exploser ton squelette poussiéreux et cassant sous l'effet d'une fournaise euphorique et riante mais un peu dégoutée de n'avoir que toi pour attiser ses braises. Tout cela dans un but, une seule finalité: réduire ton enveloppe à de simples cellules, de pauvres molécules, des atomes atrophiés voire moins si Dieu le veut, même si sur ce coup-là, il y a fort à parier que Dieu s'en batte les couilles et te laisse en l’état, tel qu’il t’a créé.

Une fois déconstruit, une fois rétabli à ta valeur réelle, au rien fondamental, au rien originel, au rien qui n'est que toi, alors là, seulement là, là tu t'apaiseras. Et si ce n'est pas le cas, eh bien, tant pis pour toi.



vendredi 2 août 2024

Assis à ses côtés

NDA: Une variation libre autour d'un texte de Nick Cave ("As I Sat Sadly By Her Side"). Ce n'est, bien évidemment, pas une simple traduction littérale 😉.

Texte rédigé spécialement pour répondre au défi dit "du chaudron" du site https://www.alleedesconteurs.fr/ et publié sur le site https://www.leconteur.fr/

Assis à ses côtés

Elle et moi, assis. Dans un moment de calme, de quiétude et d'ennui que de sincères amis, voire peut-être un peu plus, il me faut l'espérer, se plaisent à partager.

Mais la tristesse est là. Elle est inévitable, tant les affres du monde nous sont insupportables. A travers la fenêtre, nos visages pressés sur la vitre glacée, nous regardons tous deux l'univers s'effondrer. Le chat sur ses genoux ne ronronne même plus malgré toutes les caresses qui lui sont prodiguées.

« Nous tombons doucement depuis le commencement jusqu'à l'éternité. Nous ne sommes que cela: des objets en mouvement dirigés vers le bas. Ce grain de poussière, là. Cette constellation qui brûle de mille éclats. La buée qui se forme sur le carreau bleuté. Toi, moi et tous les autres, nos parents et nos sœurs, la pute d'à côté, les cons à la télé, les gendarmes, les voleurs. Une seule gravité pour tous nous attirer. La sphère du cosmos complètement renversée pour tous nous réunir, nous lier, nous attacher, nous contraindre, nous soumettre dans une chute funeste vers le fond, vers l'incréé. Dans notre vanité, la tienne comme la mienne, nous y voyons du beau, du glorieux, du flamboyant. Nous ne sommes que des idiots, des personnages immondes. Des êtres insignifiants. »

Sa sentence est terrible, son jugement implacable. Mais son sourire est là. Et son regard est frais, innocent et intact. Tout comme sa douce voix. Et je l'aime pour ça. Et je veux lui répondre. Lui offrir à mon tour mon point de vue sur la vie, même si tout est maudit.

Mes lèvres sont fermées, elle sent mon désarroi. C'est d'une subtile caresse juste orientée vers moi qu'elle fait bondir le chat de ses cuisses aux miennes, m'accordant par ce geste le droit de m'exprimer.

Je regarde ses cheveux ruisseler sur son visage, s'échapper de ses joues, échouer sur ses épaules en enveloppant son cou. Et je dis simplement en pressant ma pommette sur le verre trempé, la tête sur le côté:

« Peut-être. Mais si je tombe dans la rue, me brise les chevilles et par des gestes amples, copieux et abondants j'alerte les passants, je leur demande de l'aide, les supplie de venir et de me secourir, es-tu si convaincue qu'ils iront tous vers moi dans un même mouvement, risquant eux-mêmes la chute, l'échec, l'effondrement? Au mieux ils m'ignoreront au nom de la sélection. Mais plus probablement ils me piétineront. Par jeu, par pur plaisir ou bien par négligence, ce qui est encore pire. Par amour du profit, aussi, même si assurément il n'y a rien à gagner à broyer son suivant. Ou bien son précédent. Mais la nécessité, le besoin immédiat de tout surexploité, y compris le vivant, brise les relations et tranche chaque fil de toutes nos connections. »

D'un geste un peu tremblant, riche de témérité, de désir et d'espoir, je caresse ses cheveux d’un blond presque argenté. Je libère son regard de ce voile embrasé.

Le chat revient à elle. Ou bien il me fuit moi. C'est probablement ça.

Elle se redresse alors et d'un geste superbe elle tire les rideaux, elle assombrit la pièce, brise mes perspectives, occulte mon horizon, puis, d'une voix affligée, me déclare sèchement:

« Penses-tu réellement que ce qui est dehors nécessite ton jugement? Mais quand comprendras-tu que rien n'est fait pour toi, pour ton esprit étroit? Signifiant, signifié, dimension et essence sont des concepts creux, tous comparés à Dieu. Et puis ta bienveillance? Ce n'est qu'un parasite, un agent infectieux qui envahit ton cœur. Et Dieu n'en a que faire. Il ne t’a pas créé pour être le creuset de la douceur humaine et ouvrir tes bras à tous ceux ici-bas privés de réconfort, d'amour et de tendresse. Dieu se moque de tout, ne s'intéresse à rien. Il poursuit son dessein en restant vent debout, alors que la détresse, la laideur et la peine explosent autour de nous. »

Elle détourne la tête, l'efface à mon regard.
Elle pleure.
Et ce sourire obscène qui déchire mon visage.
Alors que je suis assis, triste, à ses côtés.



lundi 29 juillet 2024

Vie de quartier

NDA: Que le vie est belle quand on n'a que cinq ans. Ou pas. Ou peut-être que si, cela commence à faire loin...

Texte rédigé spécialement pour répondre au défi dit "du chaudron" du site https://www.alleedesconteurs.fr/ et publié sur le site https://www.leconteur.fr/

Vie de quartier

« Je sais à quoi on va jouer! »

Medhi est enthousiaste. Cela fait maintenant des heures qu'ils s'ennuient fermement au pied de leur immeuble en suivant l'ombre fraîche qui s'abat en tournant sur le goudron crasseux des trottoirs et des chaussées, au rythme d'un soleil qui n'en finit jamais de vouloir se coucher.

« Ah oui? A quoi ? » demande Marie, sa poupée à la main, une adulte miniature, un modèle de femme fière, sophistiquée et froide, très loin de présager ce qu'elle sera demain, intelligente et juste, ouverte et émotive.

« On va jouer aux jesolimpics »

« C'est quoi les jesolimpics? », demande à son tour Pierric qui, un peu à l'écart mais particulièrement attentif, savoure l'un des rares jours où il a des copains. Il sait très bien ce que c'est. Mais il sait également que pour être accepté, il doit souvent se taire et ne pas trop la ramener. C'est vrai avec tout le monde: sa sœur, ses parents, et les autres enfants et aussi la maitresse qui s'agace tout le temps de le voir discuter de sujets importants du haut de ses cinq ans.

« Eh bien c'est la bagarre, et on a de l'or quand on gagne! »

« Mais je ne veux pas me bagarrer, moi » dit Marie.

Pierric ose pour une fois s'exprimer un peu plus. il a senti la peur dans la voix de Marie. Peur de se faire taper. Peur d'avoir mal aussi.

« On peut peut-être faire de trucs différents et on dit après qui a gagné? »

« D'accord », dit Medhi. Il aime bien la bagarre, les films de kung-fu, tous ceux avec Bruce Lee qu'il n'a pourtant jamais vu mais dont son grand frère parle en permanence. Et les BD achetées chaque vendredi matin au marchand de journaux près du Square Florentin, les Strange et les Mandrake, ce fameux magicien aux pouvoirs quasi divins. Mais il est trop sensible pour ne pas avoir remarqué lui aussi, mais sans en être conscient, la panique de Marie et son envie soudaine de fuir très loin d'ici. Il continue alors: « Moi je vais faire la bagarre tout seul et vous vous dites ce que vous allez faire ».

« Moi la nage », dit Marie, rassurée.

Pierric hésite un peu. Jamais vraiment à l'aise quand il s'agit de bouger et d'agiter son corps, ses deux mains, ses deux pieds, il cherche une discipline (oui, il connait ce mot) qui lui évitera de passer pour un idiot (celui-là aussi, malheureusement).

« Le badminton »

« Mais ça existe pas ça! »

Pierric ne sait même pas qui des deux a parlé. Il espère simplement que ce n'est pas Marie. Il doit se rattraper. "Le foot". Il a horreur de ça, mais c'est tout ce qu'il a trouvé. Il repère une canette à trois ou quatre pas pour servir de ballon.

« Y'a pas un feu aussi? Ça s'appelle la femme olimpic, je l'ai vue à la télé » dit Marie.

« Ah bon? », demande Mehdi. « On fait comment alors? »

Pierric sort de sa poche un Malabar Original. Il déplie le papier et porte la gomme dure à ses lèvres pour mâcher. Il en profite alors pour offrir à Marie le tatouage bleuté fourni dans l'emballage qui, dans moins d'un quart d'heure, aura dégouliné. Une fois bien ramolli, il le sort de sa bouche et commence à sculpter ce qui peut ressembler à une flamme rose rayonnante de salive. Il ramasse par terre une branche un peu sèche au pied d'un arbre triste d'être seul dans le quartier et la plante en forçant un peu dans son feu improvisé, puis brandit le tout bien haut.

« Maintenant, il faut défiler! »

Il se met à marcher d'un pas bien cadencé. Il devine derrière lui Medhi et puis Marie tout de suite l'imiter. Sa joie est indicible. Il n'est jamais suivi ou jamais invité.

Au bout de quelques mètres, les trois enfants éclatent d'un rire vrai et sonore, d'une sincérité qui meurt avec le temps, avec l'âge, les années.

« La bagarre maintenant ». Medhi commence alors une danse improvisée, faite de drôles de coups de poings, d'étonnants coups de pieds et d'un mouvement bizarre, un Kamé Hamé Ha inconnu pour l'instant et pour encore dix ans. Toriyama Sensei a dû s'en inspirer. Turbulent comme un démon, il s'écroule rapidement, épuisé, haletant.

Marie s'allonge à son tour sur un banc à proximité, une dalle de ciment verdie par de la mousse, effritée par la pluie. Elle se met sur le ventre et agite ses bras, ses jambes et tout son corps. Ses mouvements sont toniques et désorganisés, mais donnent l'impression qu'elle sait vraiment nager.

"Whoua, t'es forte" dit Pierric gentiment. Il aime beaucoup Marie. Il s'en rend compte maintenant.

Elle se relève alors et lui dit joyeusement: « C'est à toi maintenant .»

Il ramasse sa canette et essaye de shooter un peu n'importe comment. Une fois, deux fois, trois fois. Et à la quatrième, il tape un peu trop fort. Et l'objet de partir dans le genou de Marie qui tombe à la renverse et se met à pleurer.

Il s'avance vers elle tout de suite pour s'excuser. Il doit au moins faire ça. Ensuite il partira. Et deux copains de moins. Il sait, même à cinq ans, mettre des signes plus ou bien des signes moins quand il fait des calculs. Mais il sait également qu'avoir moins deux copains, c'est n'avoir toujours rien. "Ce n'est pas grave" dit Marie arrêtant soudain de pleurer. "Tu n'as pas fait exprès". Elle tend alors sa main pour se faire relever. Pierric la saisit. Cette main dans la sienne sera le souvenir qui dirigera sa vie.

Et c'est Medhi hilare qui déclare emballé "Alors on continue? On continue à jouer?".




vendredi 26 juillet 2024

Vietnam

NDA: Je n'aime pas désherber. Ce doit être pour cela que je jardine peu, alors qu'en définitive, c'est un exercice plaisant. Ce doit être le raisonnement tenu à l'époque par Monsanto. Il faut au moins cela pour justifier l'injustifiable.

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Vietnam


Le mois de juillet n'est-il pas le plus beau de tous les mois de l'année? La chaleur un peu sèche qu'un opportun vent d'ouest se plait à tempérer. Les terrasses des cafés, les serviettes de plage, les femmes en sandalette et les shorts ajustés. Ces regards qui se croisent, ces sourires spontanés et ces désirs divins ressentis çà et là pour nous éprouver tous. Et, pour les plus chanceux, se permettre d’échouer.

Oui, c'est un beau mois, assurément. Parfois. Quelque part. Mais pas ici.

Ici est tellement terne, ici est tellement triste qu'il ne mérite vraiment aucune poésie, aucune envie débile d’enlacer un instant un corps juste effleuré dans l’eau d’une mer brulante, sous un soleil d’été. De l'air moite. La chaleur, la pluie et les typhons. Une forêt accablante, une jungle délurée. Un peu moins maintenant depuis l'agent orange: ce produit déversé appelé dioxine, vomis par des barils tous marqués au pinceau d’une griffure assassine de couleur abricot. Délicate attention. Les lianes sont tombées, l'humus s'est appauvri, les rhizomes apeurés se sont tous enfuis, les insectes sont partis, les oiseaux se sont tus, les arbres ont tous pourris. Les femmes, les hommes, aussi.

Habillée sobrement d'une tenue vert crasse, souple, ample et confortable pour pouvoir travailler, une tunique longue, quatre pans suspendus pour couvrir les hanches et descendre doucement au plus près des genoux, une longue natte de tissu enroulée plusieurs fois autour de l'abdomen, nouée très simplement un peu sur le côté, un pantalon léger au-dessus des chevilles, et des sandales en bois dont la lanière de cuir cisaille le coup du pied, Suối Huýt Sáo s’acharne.

Le sang coule de ses mains à force de frotter sur le manche d'une pelle qui n'en finit jamais d'aller et de venir entre un trou de boue sale et un tas de terre molle. Deux mètres sur un, pas plus. Mais une bonne profondeur juste pour y déposer dans un simple linceul le dernier de ses frères. Et sans même un cercueil. Le sol est dur maintenant. Elle doit saisir la pioche et briser en morceaux les roches trop solides qui s'opposent au karma de son parent défunt, à ce qui accueillera son âme, son esprit, dans une nouvelle enveloppe, peu importe laquelle tant qu’elle est loin d’ici.

Et il pleut à présent. Le cône élancé et les bords élargis de son nón bài thơ la mettent à l’abri.  Mais pas la cavité qu'elle peine à creuser. Elle doit accélérer avant qu'elle ne s’effondre sous le poids d'une terre trop alourdie par l’eau, pressée de se répandre et de combler ce vide qui ne lui convient guère. Puis elle doit se changer. Revêtir son plus bel ao dai, livide, immaculé. Et elle doit prendre soin de bien positionner la dépouille d'un homme qui mérite de partir vers un nouveau vaisseau éclatant et doré. Et la pluie qui redouble. Et sa belle tenue est maintenant détrempé. Le bonze n'est même pas là. Mais qui va officier ? Il doit amener le riz et aussi l’œuf bouilli. Le désespoir est là, lui, toujours invité.

Elles se souvient de ses frères, quatre enfants dégourdis, quatre hommes trop vites partis. Dans ce village perdu au cœur d'une province pauvre d'un état ravagé par la bêtise humaine, tous les enfants sont morts avant d'avoir vécus. Ils n'ont fait que subir toutes les atrocités des défoliants toxiques forcément ingérés. Là un membre déformé, ici une cécité. Des poumons défaillants, des muscles atrophiés. Des douleurs, des cris, des larmes et des baisers. Car il n'y a que cela pour combattre les horreurs et les inanités. Elle, c’était la première, la plus âgée, l’ainée. Pour toute infirmité elle n'a jamais parlé. Jamais dit à ses frères, sa mère ou bien son père qu'elle n'a pas connu, combien elle les aimait. Sa souffrance c’est cela. Et sa dernière chance de pouvoir s’exprimer va partir dans un trou pour toujours y rester. Les rites funéraires ne seront pas respectés, son karma prometteur certainement déconstruit, son âme errant sans fin dans le bardo maudit.

Mais elle doit en finir. Elle jette au loin l'outil qu'elle serrait dans ses bras sans y faire attention, fait cinq pas en arrière et saisi le cordage qui enserre le linceul, tire de toutes ses forces pour amener l’enveloppe jusqu'au bord de la fosse, fait un pas de travers et chute la première tout au fond de la niche entrainant avec elle la dépouille de son frère.

Bloquée sous ce poids mort, elle se résigne alors, le blottit dans ses bras et attend tranquillement que son tour s'achève, ensevelie dans la boue, les viscères et les larmes.




La défaite en chantant

NDA: Victoire ou défaite. Quelle importance. Ce ne sont que deux faces d'une seule et même pièce. Ou la course d'un train qu'on ne peut arrêter, dans un sens ou dans l'autre.

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La défaite en chantant

Dans cinq...quatre...trois...deux...

Au fur et à mesure qu'il égrène les secondes, d’un mouvement de ses doigts un à un repliés il annonce le décompte.

Il ne faut pas se rater. Car c'est le grand moment que tout le monde attend: infirmières, procureurs, artisans boulangers, prostituées et coiffeurs, ils sont tous figés devant un simple écran, attendant le verdict des urnes et des votants.

« Mesdames et Messieurs bonsoir. »

L'émission est lancée. Il doit quitter le plateau, s’effacer rapidement, se dissimuler presque pour ne pas entraver la partie délicate qui va ici se jouer, pour ne pas consommer l’air précieux et privé de tous les invités qui viennent défiler. Il retourne sans attendre dans la salle de contrôle, en courant presque un peu, mais pas trop, pour ne faire aucun bruit et ne prendre aucun risque, surtout celui de chuter.

Une fois à l'intérieur il referme la porte avec délicatesse mais aussi fermeté, il tourne le verrou et s’assure par ce geste qu'elle est parfaitement jointée. Il isole alors tout ce qu’elle contient, les consoles, les boutons, les leviers, les claviers, les écrans, les potards, les odeurs et les sons de l’aire de tournage. Et il s’isole lui, et quelques autres aussi, tous indésirables et pourtant si précieux dans le drame qui se noue maintenant devant eux. « Notre destin à tous est désormais en jeu », se dit-il simplement.

- Ça s'annonce comment?

- C'est tendu. Pour l'instant c'est du cinquante-cinquante. Tous les votes n'ont pas été dépouillés cela dit. Mais je ne sais pas s’il reste grand-chose à espérer.

- Merde...

- Tu feras quoi toi si...

- Ne m'en parle pas! Je penses que je chialerai déjà. Et j'irai picoler, me saouler un bon coup.

- Mais tu ne bois pas pourtant?

- Ce sera donc plus rapide. Et puis quitte à s’y mettre et renoncer ainsi à tous mes engagements, autant le faire pour ça, tu ne crois pas ? Je vais peut-être apprendre enfin à lâcher prise. Ma psy sera ravie.

Leurs yeux se croisent alors. Elle est belle, lui aussi. En fait pas vraiment, mais c’est sans importance. Dans l'azur profond de leur regard intense, apeurés, résignés, ils se disent tous deux qu'il serait délicieux de pouvoir s'y plonger et se laver enfin, au moins pour un instant, de la peur qui les souille depuis bien trop longtemps. Une ablution nécessaire aux périodes sombres à venir.

Encore quelques minutes. Courtes et interminables. Personnes n’est trop pressé d’atteindre finalement ce point de non-retour et d’effectuer ensemble ce suicide collectif, ce saut dans des abymes insondables et putrides. Les commentaires abondent comme pour figer le temps. Les analyses aussi. Les experts distillent leurs opinions toutes molles sur la genèse du drame inévitable à présent. Des spécialistes de tout, des princes du liminaire, des divas infatuées de la belle rhétorique, de l’éloquence forte, du verbe haut perché. Ils ont tout lu, tout dit, mille fois plutôt que cent, et savent exactement ce qu’il faut écouter. Oui, c’est pour notre bien qu’ils prennent de leurs heures pour pouvoir nous parler, nous éduquer un peu, nous aider à penser. Un grand merci à eux.

Mais c’est une évidence : nous l'avons bien cherché. Depuis quarante-cinq ans, voire peut être un peu plus, à la moindre occasion nous portons les couleurs d'une nation puissante qui doit gagner son rang ou bien le conserver, celui tant mérité, par la grâce des anges et des divinités qui nous avaient choisis au début de l'histoire, au début du passé.

"On limite les plans larges, Ils entrent sur le plateau. Mais on n'abuse pas trop de tous les plans de coupe et des champs-contrechamps. C'est pénible à regarder. On cadre sur le public, on guette les réactions et on n’en rate aucune qui soit un tant soit peu excessive et obscène. Et on pense à la pub. Il n’y a que ça à gagner, autant en profiter"

Le réalisateur connait bien son boulot, c'est un fait. Il sait comment tirer parti de toutes les situations, même celles qui annoncent le désordre et le chaos.

Une bouche béante à droite, des paupières closes à gauche, des yeux rouges et des larmes, un cri presque étouffé que les micros puissants ont pourtant bien capté. Une femme s’évanouit et tombe sur son voisin qui, au lieu de l’aider, la repousse très loin. Et il s’essuie les mains comme s’il avait touché le pire des animaux ou un lépreux malsain.

Les résultats sont là, ils viennent de tomber. C’est fait dorénavant, personne ne peut plus reculer et ignorer encore que nous avons gagné. Et maintenant c'est à nous, pour la prochaine année, de tout organiser. 

Putain d'Eurovision!


Et môa dans tout ça?

NDA: une peur, un souvenir, un cauchemar, je ne sais pas trop.

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Et môa dans tout ça?


     — Dis Papa.

    Papa ne répond pas. Il est trop occupé à travailler son truc, son machin, son bidule auquel je ne comprends rien et lui non plus d’ailleurs. Sa pipe dans sa bouche doit pourtant le gêner bien plus que ma présence, bien plus que mes envies de jouer.

     Dis Papa.

    Toujours aucune réponse. Et pourtant il sait bien que je suis à côté, collé à son futal, à ses basques, à ses braies, que je suis attentif à tout ce qu’il peut dire, faire et surtout penser, même si pour ce dernier je dois tout inventer.

    — Dis Papa !

     Quoi, encore ?

    Encore ? Pourquoi encore ? C’est la première fois, au moins depuis un an, ou un jour ou presque une heure ou un peu moins d’accord, qu’il daigne me parler.

    — Dis Papa, c’est quoi ça ?

    Je lui désigne un pot posé sur l’établi près d’une tasse en porcelaine, un globe en bronze doré surmonté d’un couvercle et d’une anse cuivrée, percé d’une trompe verte oxydée par les fluides qu’elle a toujours versée, d’où s’échappe un nuage, une fumée délicate blanche et un peu bleutée, au doux parfum de miel, de tilleul, de verveine.
    Evidemment ces mots, ces matériaux, ces odeurs, je ne les connais pas. Je les devine à peine. Mais je n’ai plus cinq ans et j’écris maintenant.

     C’est ma main dans ta gueule si tu continues à m’emmerder.

    La colère est bien là. Elle ne le quitte jamais. Elle fait partie de lui, et je l’aime pour ça. Elle fait partie de moi. Je m’y suis habitué, je ne me méfie pas : c’est la normalité.

    — Tu es sûr que c’est pas un lampe magique ? Y’a pas un génie la dedans ?

    Avec ma voix d’enfant les mots sont difficiles, accrochent tous un peu, sont tout juste perceptibles.
    Il saisit la théière d’un geste lent et ferme. J’aurais dû me méfier d’une telle sérénité. Il l’approche de moi et, avec un sourire ici pour me charmer, me demande de fermer les yeux juste un instant pour laisser apparaitre l’esprit tant désiré. J’obéis sagement, je suis très excité.
    Au-dessus de ma tête, il commence alors à verser.

    — Le voilà ton génie, maintenant fous moi la paix.

    J’ai certainement hurlé, j’ai dû pleurer aussi. Mais je n’ai pas bougé. Presque heureux pour une fois d’avoir participé avec mon doux Papa à une activité. Je ne vois plus de fée, de farfadet, de djinn là où seule la fumée d’une eau brune et brulante tente de s’échapper. Je ne vois plus rien d’ailleurs. Et j’entends à peine plus. Et je ne parle pas. Je ne pose plus de questions. Car on ne sait jamais. Même si je ne les vois pas, je suis sûr que partout, il y a des papas.



Clémence en vacances

NDA: Souvenir d'une vie évitée de peu je pense, d'une angoisse toujours présente, de moments passés ou présents auprès de ceux qui imprègnent nos rues de toute leur humanité et de ceux qui les regardent avec mépris.

 Clémence en vacances

 

Il a 15 ou 20 ans, 30 ans, 50 ou plus,

Son âge s'est fixé aux premiers pas dehors,

Un marnage perdu, coincé à marée basse ,

Une houle négligée qui n'atteint plus vive-eau.

 

Il ne se lève jamais que pour battre en retraite,

D'un été acharné, d'un soleil harceleur,

Brasero diabolique qui lui brule les yeux et lui tanne la peau.

 

Embarquant avec lui un matelas défoncé,

Un carton faisandé par des fluides amers,

Un vieux caddy rouillé pour lui tenir la main,

Il s'évade vers la mer profitant de l'hiver,

A distance des touristes et des passants brutaux.

 

Vacarme, chaleur et froid,

Moiteur, crasse et effluves,

Un monde de sensation nourri son quotidien,

Un gavage putride, primitif châtiment,

A jamais exigé pour apaiser sa faim.

 

Car il se sent coupable, et peut être l'est-il,

D'une faute oubliée, certainement pardonnée,

D'une bavure factice, d'un méfait romanesque,

Un péché minuscule qui ne s'abroge jamais,

Et qu'aucune pénitence n'arrive à effacer.

 

Parfois espère-t-il, abaissant sa valeur,

Au plus bas que personne ne peut le supposer,

D'une OPA stérile, se racheter enfin,

A ses yeux tout du moins, à défaut de tout autre.

 

Et c'est donc dans l'alcool, dieu de l'absolution,

Absinthe spirituelle qui gracie sobrement,

Qu'il se projette enfin, s'expulse de sa carcasse,

Loin des foyers luxueux et des cachots dorés,

Qu'on lui prête intention de se plaire à squatter.

 

Encore plus morts que morts,

Ils n'ont même plus envie qu'on leur dise je t'aime.

Et pourtant il le faut.

Vous, mes frères, mes enfants, mes pairs,

Je vous aime.

 

Titre volé à la regrettée Anne Sylvestre