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vendredi 26 juillet 2024

Tempête et naufragé

NDA: texte rédigé à partir de deux textes publiés par ailleurs (Tempête et Naufragé), dans une version légèrement réduite et allégée pour satisfaire au format exigé dans le cadre d'une soumission à publication de la revue DISSONANCES (https://revuedissonances.com/). Verdict fin Août 2024.


Tempête et naufragé


Il arpente le pont d'un vieux bateau en bois, ses pas bien définis, légers et sans tension font craquer le sloop d'orme, de cèdre, de châtaigner. Lorsqu'il effleure à peine les appuis disponibles, bôme, filière et hauban, chandeliers et taquets, c'est par pure symétrie, pour s'opposer au vent, à la houle et au rhum, dans une juste harmonie, un parfait équilibre.

Quand il a pris la mer il ne cherchait qu'une chose: ne jamais perdre de vue la ligne d'horizon. Il aurait pu aussi parcourir les grandes plaines d'Amérique ou sillonner les steppes de Mongolie, en prenant soin de porter son regard là où rien ne peut briser cette ligne sacrée. Mais il préfère l'eau aux déserts arides et à la broussaille sèche, ambiance de fin du monde qu’il n'affectionne guère. Il aime, par-dessus tout, les odeurs de la mer et le gout nuancé des pauses littorales qu'il s'autorise parfois, au croisement des iles qui sont assez petites pour s'y croire toujours en mer: quelques fruits, des racines, une rivière accueillante pour se laver un peu, ablution nécessaire au respect de soi-même. Il s'est construit une vie entièrement faite de songes projetés sur l'écran qui le défie au loin, ce segment net et droit qui ne limite rien et ne disparait pas, si ce n'est dans le noir et le sommeil léger nécessaire au repos. Son quotidien est simple comme une crème fluide, très légèrement bleutée. Calme et renoncement. 

Et les creux insondables, les vagues scélérates et les courants retors? Et les tempêtes alors? Bien sûr elles sont là. Et pas toutes évitables. Elles l'obligent alors à faire une longue escale, à accoster en hâte dans un port malfamé ou même à s'échouer sur une cote sèche. Et donc parfois à fuir, quand cela est possible. Ou à les affronter. Mais dans ce vieux rafiot, mainte fois réparé, calfatage refait, voiles toutes recousues, réarmé mille fois, il se sent invincible. Et quand sans consentement face à ces monstres humides, il se fait dominer, il devient philosophe. Les tempêtes ne sont qu’un mal nécessaire: maintenir la vigilance, briser l'acquisition et toute possession, brasser, créer du mouvement, abolir l'inertie, vaporiser la matière, consolider l'immatériel. Toutes ces pensées faciles résumées en une phrase: une tempête ne devrait être que cela.

Mais celle qui s'annonce semble différente. Plus noire, sombre, violente, ionisée, plasmatique. LA Tempête.

Il y est préparé, et ce depuis toujours. Mais il la voit venir, c’est toute la différence. Ce n'est plus une chimère: c'est une vérité, un en-soi authentique.

Et il ne peut plus fuir. Alors sans hésiter il s'oriente vent debout et s'apprête à sombrer. Il entre à l'intérieur. Et se dit simplement: Une tempête ce doit etre exactement cela.

*****

Les deux jambes fléchies, les cuisses bien serrées, son menton en appui sur ses genoux calleux, le cul sur le sable chaud, sec et un peu râpeux, il reste là, assis, à scruter l’horizon, à contempler ce trait qu’il a toujours aimé, cette ligne qui sépare sa folie de sa raison. L’épave de son bateau est à moins de vingt mètres. Des cordes, des poulies, des planches et des voiles, il n’en reste plus aucune qui soit utilisable. Des débris tout au plus, tous indéterminés, tous voués à l’oubli, à l’inutilité.

Il s’allonge un instant, pour contempler le ciel et soulager son dos, sa nuque, ses épaules.  Les jambes bien tendues, les deux mains sous la tête, il fixe le soleil qui soutient son regard avec sévérité, et fort de son pouvoir, de son autorité, le condamne à pleurer. Il ferme alors les yeux, laisse les larmes couler et pense à son foyer, cette île belliqueuse où il n’a pu qu’échouer, rejeté d’une tempête qu’il a sollicité.

Trois cercles concentriques, légèrement avachis, à peine irréguliers, d’une largeur immuable à longueur de journée:  le marnage est si faible.  Un premier cercle blanc, poudre de coquillages et de sel confondu, tacheté d’algues rares, de méduses fatiguées ou de poissons séchés, de bois morts et tordus, de plastiques déformés. Un second presque gris, couleur cendre refroidies, qui ne goûte jamais l’eau, mais trop souvent la lune qui lui brule les os, y fixe la poussière, et terni son aura, tout l’éclat de sa peau. Le dernier d’un brun-jaune, un bistre repoussant qui surgit de la terre et se dresse en barrage à tout ce qui déboule d’au-delà des trois cercles, aux vomissures infâmes d’un océan obscène.

Au centre de ces anneaux emboités l’un dans l’autre, une nature impie et pudique à la fois, qui ne croit plus en rien et se dérobe sans cesse au regard des autres. Une forêt intime, humide et luxuriante,  faite d’essences rares, de fleurs extravagantes, d’amanites assassines et de clavaires malsains, de racines perverses, de rhizomes détraqués qui rentrent et qui ressortent, et se faufilent partout, appauvrissent l’humus par leurs canevas idiots. Et pour tout ornement, des lianes suspendues dès que le ciel s’accroche aux arbres les plus hauts, de longs festons de chanvre en guise d’échafaud.

La vie y est limpide, riche et déconcertante. Des insectes vrombissants aux batraciens poisseux, des oiseaux peu discrets aux rongeurs laborieux, tout un aréopage ici pour estimer la valeur de toute chose, tout nouvel arrivant qui oserait franchir le dernier des trois cercles. Leur jugement fût brutal : tu n’es pas bien venu. Pas une source d’eau pure qui ne rende malade, pas un fruit savoureux, une racine saine pour base de nutriment, des animaux si vifs qu’ils sont insaisissables. Et des vapeurs toxiques à chaque entaille au sol, des plaques d’eczéma à la moindre friction.

Repoussé sur le cercle le plus extérieur, il ne fait que survivre. Il boit de l’eau salée, avale du plancton, mâche des algues sèches, réussit à pécher ce qui est presque mort et échoue à ses pieds.

La nuit arrive enfin. La fraicheur avec elle. Et le sommeil aussi. Le rythme circadien est un bien trop précieux pour ne pas l’exploiter, en tirer avantage. Il peut dès à présent commencer à rêver. Ou a philosopher, ce qui revient au même. Après tout plus personne ne viendra le défier dans un débat stérile ou chacun s’époumone, vocifère et délire. Seul face à ses idées, il garde la maitrise de sa contradiction, des fausses vérités qui toujours lui échappent mais qu’il se plait pourtant à pourchasser sans cesse, à traquer sans relâche.

Il part pour divaguer sur le jeu du hasard, la pertinence de dieu, les croyances et la foi, le diable et tout son train. Il se dit qu’il est vain de chercher l’absolu, la conviction ultime. Mais il envie tous ceux qui dispose de ce fond, qui bravent les jours sans pain et les vies sans amour avec ces certitudes. Mais son esprit s’embrouille, il a soif, il a faim, son nez est saturé d’iode et de saumure âcre, son oxygène est sec, corrodé, appauvri. Il ne peut plus penser. Dans un dernier effort, un sursaut de fierté, il chemine jusqu’au bout de son raisonnement. Il se reprend alors.

Et c’est dans l’atrophie de son cortex mou qu’il se révèle enfin : les croyances sont absentes de toute certitude. Elles sont encapsulées au cœur de l’incertain. La foi c’est le peut-être, ou le peut-être pas, le c’est toujours possible, le c’est envisageable, le c’est très peu probable, le je n’y crois pas trop. Le ça m’étonnerait. Le ne compte pas dessus. Que des portes entrouvertes, qui ne se ferment jamais. La moindre vérité les claque une à une. Un double tour de clef, un cadenas en surplus, un code d’accès tordu à jamais oublié. La foi n’est pas la 1 des probabilités. Ce n’est ni le 0. C’est la mort du zéro. Un zéro inutile redevenu un mot, réduit à moins que rien, réduit à moins que lui. Et enfin, pour toujours, tous les possibles offerts, partout, à chaque instant.

Une énergie nouvelle le transperce brutalement. Il se lève sans attendre, légèrement étourdi, s’avance dans la pénombre vers son bateau échoué, y repère une planche pleine, assez large, assez longue pour bien s’y allonger, et y fixe une corde, la laissant dépasser de pas loin de deux mètres. Il enlève ses haillons, sa chemise déchirée, son pantalon râpé devenu bien trop grand à force de jeûner. Il apprécie d’émanciper son corps, de le proposer nu au défi qui s’annonce. Il s’empare de l’extrémité libre de la corde, s’en fait une ceinture. Le voilà maintenant solidaire au radeau qu’il vient d’improviser.

Il regarde les étoiles, et sourit un instant. Il s’avance dans l’eau en marchant, entrainant derrière lui sa latte de châtaigné. Avant de perdre pieds, il tire sur son cordage et propulse avec force son radeau vers l’avant qu’il saisit au passage de ses deux mains noueuses. Il tend alors les bras, allonge sa carcasse et agite ses jambes. Sa nage est vigoureuse. Il est pressé. Et sans se retourner, sans jeter un regard à ce havre de non-paix, il se dit que son don, c’est maintenant de douter. De fuir une mort possible pour une mort éventuelle. Mais d’approcher une vie enfin envisageable.

Et de croiser peut-être, à nouveau, pourquoi pas, une nouvelle tempête. Ou bien alors la même. Il aimerait tant cela.


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