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vendredi 26 juillet 2024

De la pulpe des doigts à la jointure des lèvres

NDA: j'ai un peu hésité à publier ce texte pour une raison très simple: je me demande quand même si, lorsque nous personnifions un objet, nous n'objetisons pas (réifions pas, pour utiliser un verbe plus conforme) aussi un peu une personne. J’espère que non. Mais je n'ai pas la réponse. Sachez en tout cas que ce n'est pas mon intention. Je compte donc sur votre mansuétude à ce sujet.

 



De la pulpe des doigts à la jointure des lèvres



 

Il fixe avec envie, calme et timidité un coffre en acajou d'un rouge carmin passé, un écrin usagé futilement marqueté d'éclats de paille ternis et de placages triviaux, d'essences sans valeurs et de dorures frivoles: une boite ordinaire fardée avec excès, pleinement indifférente au regard de celui qui s'apprête à l'ouvrir.  De son index droit il pousse vers le haut le vieux crochet fragile, le sort de son anneau. Il tremble légèrement, il doit forcer un peu. L'attache est libre, enfin.  Délié de son entrave, il attend juste un peu pour lever le couvercle, révéler le trésor qu'il sait à sa portée: une offrande délicate que, dans sa maladresse, il craint de meurtrir et de déshonorer. Tant d'autres bien avant lui et après lui peut-être ont su tout lui donner, la révéler au monde et la diviniser, l'immortaliser.


Heureusement pour lui elle est très indulgente. Elle accepte volontiers les amants débutants, les flirts impromptus, les prétendants idiots et modérément doués pour peu qu'ils soient sincères et simples, patients et minutieux, même un peu obstinés. Qu'ils acceptent ses soupirs tout autant que ses rires souvent très haut perchés, surtout quand ils éclatent au lieu de jouer un ré.


Le coffret est ouvert. Il admire sa silhouette, pour l'instant fractionnée. De son bec accueillant mais légèrement fermé, à son pavillon noir largement évasé d'où s'échappent des prières chargées d'humidité, son baril galbé et un peu rebondi pour amplifier le son, en passant par ses corps et tous leurs ornements, gravures incertaines et scarifications, vingt-quatre trous sertis de métal argenté, dix-sept clés tamponnées pour la rapidité. Et pour tout accessoire, une anche virevoltante, vibrante et empressée, prise par une ligature enveloppante et serrée, un bondage nécessaire à sa sonorité.


Il doit la rassembler, accorder l'unité qui lui est essentielle pour pouvoir l'animer. C'est sa version totale, intégrale et intacte qu'il a envie d'aimer. Et il se lance alors dans une belle routine de gestes éprouvés, nets et implacables, tous facilités par les lièges lubrifiés au bout de certaines pièces. Le pavillon d'abord sur le corps du bas, puis le corps du haut en faisant attention à la courbure des clés, les prémunir d'un choc ou d'une torsion nocive, ne pas serrer trop fort avec ses doigts noueux ces corps en grenadille accomplis et sublimes. Et pour finir le bec vissé sur son baril, avec délicatesse. Le tout bien aligné, parfaitement emboité, puis posé avec soin, couché à l'horizon sur un lit de feutrine ou une natte en coton. Il s'empare des anches et en sélectionne une dont le profil lui plait. Il la porte à ses lèvres légèrement entrouvertes, la pose sur la langue juste pour l'humidifier. Trois secondes, cinq secondes, dix secondes tout au plus en prenant surtout soin de toujours saliver. Et d'un geste précis mille fois répété, il la pose sur le bec dont la table se soumet à son parfait aplat. Puis par la ligature, il fixe pour quelques heures cette lamelle fragile, lui accorde l'occasion de frémir,  libre sous la contrainte utile d'un laçage contenu.


Il ne reste plus grand chose pour pouvoir enfin jouer. Il saisit tendrement l'objet de son désir. Ses doigts trouvent leur place tout naturellement autour de l'instrument. Le pouce de la main droite assure l'équilibre. Il le porte à sa bouche comme pour l'embrasser, bec et anche prisonniers de ses deux lèvres moites et positionne la langue pour mieux les contrôler. Il bombe un peu le torse, peut-être par fierté, mais c'est bien de son ventre que l'effort doit venir. Il commence à souffler, sans actionner de clé ou obstruer de perce. Et c'est un sol qui sort, réduit d'un quart de ton, alors qu'un fa devrait clairement se faire entendre. Elle doit être un peu froide, il faut la réchauffer et la régler un peu. Il tire sur le baril et se crée un espace avec le corps du haut, puis il souffle à nouveau, et recommence encore. L'humidité s'installe, la chaleur s'accumule et la note jouée commence à s'approcher de celle espérée. Il va s'en contenter. Il peut être bon parfois de se laisser surprendre par une sonorité partiellement ajustée, les écarts de conduites et les mots déplacés, les émotions limites. Les marques d'humanité.


Il sait qu'il aurait dû lui aussi s'échauffer, détendre tous ses muscles, animer son visage de mouvements réguliers puis faire claquer sa langue et converger son souffle, forcer son abdomen à prendre le contrôle de ses respirations. Et il le fait parfois. Mais le désir est grand. Il ne veut pas attendre. Il a surtout envie après ces premiers sons de faire quelques gammes, parcourir les registres les uns après les autres, s'approprier les notes dans leur plénitude. Les graves tout d'abord, qu'il arpente doucement en dénivelé léger, bouillonnants, organiques, orgasmiques et sensuels qui mènent aux médiums, dont la pente se raidie mais reste assez aisée à grimper désinvolte. Puis la clé de douzième pour passer au clairon, un peu acidulé et légèrement piquant qui paralyse un peu avant de s'attaquer au sommet des sommets, aux parois verticales du suraigu tranchant qui taillade les sens et sculpte avec audace tout l'air environnant. Arrivé jusqu'en haut il peut se reposer, fixer des yeux fermés les perspectives sonores qui se sont révélées. Il inspire et expire lentement pour se calmer puis part pour redescendre. Et arrivé en bas il recommence encore, il souhaite remonter. Et descendre à nouveau. Il s'enivre frénétiquement de ces allers-retours, ces voyages chromatiques, liés ou détachés, qui le délivrent enfin de l'angoisse de déjouer.


Dans la chaleur des corps et dans l'humidité qui perle de l'embout et s'écoule à ses pieds, il s'engage pleinement. Et il se laisser guider par l'instinct de ses doigts, la douceur de ses lèvres, son corps qui se balance et convulse sans cesse. Ses improvisations échappent à son contrôle, des notes inattendues surgissent d'on ne sait où, de la polyphonie, des phantasmagories. Après de longues minutes ou peut être des heures, haletant, épuisé, les crampes le saisissent à la jointure des lèvres. Son air se raréfie le conduisant toujours plus proche de l'asphyxie. Il suffoque, il s'effondre et maintient l'instrument oppressé à son cœur pour mieux le protéger. Dans cette intimité qui les unit l'un à l'autre, allongé sur le sol, il ne voit plus qu'en lui celle qu'il désire. Il savoure sans réserve ce moment merveilleux, fascinant et grisant.


Il s'assoupi un peu. Son humeur a changé. Il se sent un peu triste. Il n'aurait jamais dû se laisser abuser par cette ultime étreinte. Le rêve est une chose. Et l'illusion une autre. Il pense à la musique qu'il n'a pas vraiment joué. Il peut toujours passer quelques morceaux choisis pour pourvoir compenser. Du klezmer. Un kaddish. Mâtiné de post rock pour le moderniser. Il pourra réfléchir. Ça peut toujours aider.





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