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lundi 29 juillet 2024

Vie de quartier

NDA: Que le vie est belle quand on n'a que cinq ans. Ou pas. Ou peut-être que si, cela commence à faire loin...

Texte rédigé spécialement pour répondre au défi dit "du chaudron" du site https://www.alleedesconteurs.fr/ et publié sur le site https://www.leconteur.fr/

Vie de quartier

« Je sais à quoi on va jouer! »

Medhi est enthousiaste. Cela fait maintenant des heures qu'ils s'ennuient fermement au pied de leur immeuble en suivant l'ombre fraîche qui s'abat en tournant sur le goudron crasseux des trottoirs et des chaussées, au rythme d'un soleil qui n'en finit jamais de vouloir se coucher.

« Ah oui? A quoi ? » demande Marie, sa poupée à la main, une adulte miniature, un modèle de femme fière, sophistiquée et froide, très loin de présager ce qu'elle sera demain, intelligente et juste, ouverte et émotive.

« On va jouer aux jesolimpics »

« C'est quoi les jesolimpics? », demande à son tour Pierric qui, un peu à l'écart mais particulièrement attentif, savoure l'un des rares jours où il a des copains. Il sait très bien ce que c'est. Mais il sait également que pour être accepté, il doit souvent se taire et ne pas trop la ramener. C'est vrai avec tout le monde: sa sœur, ses parents, et les autres enfants et aussi la maitresse qui s'agace tout le temps de le voir discuter de sujets importants du haut de ses cinq ans.

« Eh bien c'est la bagarre, et on a de l'or quand on gagne! »

« Mais je ne veux pas me bagarrer, moi » dit Marie.

Pierric ose pour une fois s'exprimer un peu plus. il a senti la peur dans la voix de Marie. Peur de se faire taper. Peur d'avoir mal aussi.

« On peut peut-être faire de trucs différents et on dit après qui a gagné? »

« D'accord », dit Medhi. Il aime bien la bagarre, les films de kung-fu, tous ceux avec Bruce Lee qu'il n'a pourtant jamais vu mais dont son grand frère parle en permanence. Et les BD achetées chaque vendredi matin au marchand de journaux près du Square Florentin, les Strange et les Mandrake, ce fameux magicien aux pouvoirs quasi divins. Mais il est trop sensible pour ne pas avoir remarqué lui aussi, mais sans en être conscient, la panique de Marie et son envie soudaine de fuir très loin d'ici. Il continue alors: « Moi je vais faire la bagarre tout seul et vous vous dites ce que vous allez faire ».

« Moi la nage », dit Marie, rassurée.

Pierric hésite un peu. Jamais vraiment à l'aise quand il s'agit de bouger et d'agiter son corps, ses deux mains, ses deux pieds, il cherche une discipline (oui, il connait ce mot) qui lui évitera de passer pour un idiot (celui-là aussi, malheureusement).

« Le badminton »

« Mais ça existe pas ça! »

Pierric ne sait même pas qui des deux a parlé. Il espère simplement que ce n'est pas Marie. Il doit se rattraper. "Le foot". Il a horreur de ça, mais c'est tout ce qu'il a trouvé. Il repère une canette à trois ou quatre pas pour servir de ballon.

« Y'a pas un feu aussi? Ça s'appelle la femme olimpic, je l'ai vue à la télé » dit Marie.

« Ah bon? », demande Mehdi. « On fait comment alors? »

Pierric sort de sa poche un Malabar Original. Il déplie le papier et porte la gomme dure à ses lèvres pour mâcher. Il en profite alors pour offrir à Marie le tatouage bleuté fourni dans l'emballage qui, dans moins d'un quart d'heure, aura dégouliné. Une fois bien ramolli, il le sort de sa bouche et commence à sculpter ce qui peut ressembler à une flamme rose rayonnante de salive. Il ramasse par terre une branche un peu sèche au pied d'un arbre triste d'être seul dans le quartier et la plante en forçant un peu dans son feu improvisé, puis brandit le tout bien haut.

« Maintenant, il faut défiler! »

Il se met à marcher d'un pas bien cadencé. Il devine derrière lui Medhi et puis Marie tout de suite l'imiter. Sa joie est indicible. Il n'est jamais suivi ou jamais invité.

Au bout de quelques mètres, les trois enfants éclatent d'un rire vrai et sonore, d'une sincérité qui meurt avec le temps, avec l'âge, les années.

« La bagarre maintenant ». Medhi commence alors une danse improvisée, faite de drôles de coups de poings, d'étonnants coups de pieds et d'un mouvement bizarre, un Kamé Hamé Ha inconnu pour l'instant et pour encore dix ans. Toriyama Sensei a dû s'en inspirer. Turbulent comme un démon, il s'écroule rapidement, épuisé, haletant.

Marie s'allonge à son tour sur un banc à proximité, une dalle de ciment verdie par de la mousse, effritée par la pluie. Elle se met sur le ventre et agite ses bras, ses jambes et tout son corps. Ses mouvements sont toniques et désorganisés, mais donnent l'impression qu'elle sait vraiment nager.

"Whoua, t'es forte" dit Pierric gentiment. Il aime beaucoup Marie. Il s'en rend compte maintenant.

Elle se relève alors et lui dit joyeusement: « C'est à toi maintenant .»

Il ramasse sa canette et essaye de shooter un peu n'importe comment. Une fois, deux fois, trois fois. Et à la quatrième, il tape un peu trop fort. Et l'objet de partir dans le genou de Marie qui tombe à la renverse et se met à pleurer.

Il s'avance vers elle tout de suite pour s'excuser. Il doit au moins faire ça. Ensuite il partira. Et deux copains de moins. Il sait, même à cinq ans, mettre des signes plus ou bien des signes moins quand il fait des calculs. Mais il sait également qu'avoir moins deux copains, c'est n'avoir toujours rien. "Ce n'est pas grave" dit Marie arrêtant soudain de pleurer. "Tu n'as pas fait exprès". Elle tend alors sa main pour se faire relever. Pierric la saisit. Cette main dans la sienne sera le souvenir qui dirigera sa vie.

Et c'est Medhi hilare qui déclare emballé "Alors on continue? On continue à jouer?".




vendredi 26 juillet 2024

Vietnam

NDA: Je n'aime pas désherber. Ce doit être pour cela que je jardine peu, alors qu'en définitive, c'est un exercice plaisant. Ce doit être le raisonnement tenu à l'époque par Monsanto. Il faut au moins cela pour justifier l'injustifiable.

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Vietnam


Le mois de juillet n'est-il pas le plus beau de tous les mois de l'année? La chaleur un peu sèche qu'un opportun vent d'ouest se plait à tempérer. Les terrasses des cafés, les serviettes de plage, les femmes en sandalette et les shorts ajustés. Ces regards qui se croisent, ces sourires spontanés et ces désirs divins ressentis çà et là pour nous éprouver tous. Et, pour les plus chanceux, se permettre d’échouer.

Oui, c'est un beau mois, assurément. Parfois. Quelque part. Mais pas ici.

Ici est tellement terne, ici est tellement triste qu'il ne mérite vraiment aucune poésie, aucune envie débile d’enlacer un instant un corps juste effleuré dans l’eau d’une mer brulante, sous un soleil d’été. De l'air moite. La chaleur, la pluie et les typhons. Une forêt accablante, une jungle délurée. Un peu moins maintenant depuis l'agent orange: ce produit déversé appelé dioxine, vomis par des barils tous marqués au pinceau d’une griffure assassine de couleur abricot. Délicate attention. Les lianes sont tombées, l'humus s'est appauvri, les rhizomes apeurés se sont tous enfuis, les insectes sont partis, les oiseaux se sont tus, les arbres ont tous pourris. Les femmes, les hommes, aussi.

Habillée sobrement d'une tenue vert crasse, souple, ample et confortable pour pouvoir travailler, une tunique longue, quatre pans suspendus pour couvrir les hanches et descendre doucement au plus près des genoux, une longue natte de tissu enroulée plusieurs fois autour de l'abdomen, nouée très simplement un peu sur le côté, un pantalon léger au-dessus des chevilles, et des sandales en bois dont la lanière de cuir cisaille le coup du pied, Suối Huýt Sáo s’acharne.

Le sang coule de ses mains à force de frotter sur le manche d'une pelle qui n'en finit jamais d'aller et de venir entre un trou de boue sale et un tas de terre molle. Deux mètres sur un, pas plus. Mais une bonne profondeur juste pour y déposer dans un simple linceul le dernier de ses frères. Et sans même un cercueil. Le sol est dur maintenant. Elle doit saisir la pioche et briser en morceaux les roches trop solides qui s'opposent au karma de son parent défunt, à ce qui accueillera son âme, son esprit, dans une nouvelle enveloppe, peu importe laquelle tant qu’elle est loin d’ici.

Et il pleut à présent. Le cône élancé et les bords élargis de son nón bài thơ la mettent à l’abri.  Mais pas la cavité qu'elle peine à creuser. Elle doit accélérer avant qu'elle ne s’effondre sous le poids d'une terre trop alourdie par l’eau, pressée de se répandre et de combler ce vide qui ne lui convient guère. Puis elle doit se changer. Revêtir son plus bel ao dai, livide, immaculé. Et elle doit prendre soin de bien positionner la dépouille d'un homme qui mérite de partir vers un nouveau vaisseau éclatant et doré. Et la pluie qui redouble. Et sa belle tenue est maintenant détrempé. Le bonze n'est même pas là. Mais qui va officier ? Il doit amener le riz et aussi l’œuf bouilli. Le désespoir est là, lui, toujours invité.

Elles se souvient de ses frères, quatre enfants dégourdis, quatre hommes trop vites partis. Dans ce village perdu au cœur d'une province pauvre d'un état ravagé par la bêtise humaine, tous les enfants sont morts avant d'avoir vécus. Ils n'ont fait que subir toutes les atrocités des défoliants toxiques forcément ingérés. Là un membre déformé, ici une cécité. Des poumons défaillants, des muscles atrophiés. Des douleurs, des cris, des larmes et des baisers. Car il n'y a que cela pour combattre les horreurs et les inanités. Elle, c’était la première, la plus âgée, l’ainée. Pour toute infirmité elle n'a jamais parlé. Jamais dit à ses frères, sa mère ou bien son père qu'elle n'a pas connu, combien elle les aimait. Sa souffrance c’est cela. Et sa dernière chance de pouvoir s’exprimer va partir dans un trou pour toujours y rester. Les rites funéraires ne seront pas respectés, son karma prometteur certainement déconstruit, son âme errant sans fin dans le bardo maudit.

Mais elle doit en finir. Elle jette au loin l'outil qu'elle serrait dans ses bras sans y faire attention, fait cinq pas en arrière et saisi le cordage qui enserre le linceul, tire de toutes ses forces pour amener l’enveloppe jusqu'au bord de la fosse, fait un pas de travers et chute la première tout au fond de la niche entrainant avec elle la dépouille de son frère.

Bloquée sous ce poids mort, elle se résigne alors, le blottit dans ses bras et attend tranquillement que son tour s'achève, ensevelie dans la boue, les viscères et les larmes.




La défaite en chantant

NDA: Victoire ou défaite. Quelle importance. Ce ne sont que deux faces d'une seule et même pièce. Ou la course d'un train qu'on ne peut arrêter, dans un sens ou dans l'autre.

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La défaite en chantant

Dans cinq...quatre...trois...deux...

Au fur et à mesure qu'il égrène les secondes, d’un mouvement de ses doigts un à un repliés il annonce le décompte.

Il ne faut pas se rater. Car c'est le grand moment que tout le monde attend: infirmières, procureurs, artisans boulangers, prostituées et coiffeurs, ils sont tous figés devant un simple écran, attendant le verdict des urnes et des votants.

« Mesdames et Messieurs bonsoir. »

L'émission est lancée. Il doit quitter le plateau, s’effacer rapidement, se dissimuler presque pour ne pas entraver la partie délicate qui va ici se jouer, pour ne pas consommer l’air précieux et privé de tous les invités qui viennent défiler. Il retourne sans attendre dans la salle de contrôle, en courant presque un peu, mais pas trop, pour ne faire aucun bruit et ne prendre aucun risque, surtout celui de chuter.

Une fois à l'intérieur il referme la porte avec délicatesse mais aussi fermeté, il tourne le verrou et s’assure par ce geste qu'elle est parfaitement jointée. Il isole alors tout ce qu’elle contient, les consoles, les boutons, les leviers, les claviers, les écrans, les potards, les odeurs et les sons de l’aire de tournage. Et il s’isole lui, et quelques autres aussi, tous indésirables et pourtant si précieux dans le drame qui se noue maintenant devant eux. « Notre destin à tous est désormais en jeu », se dit-il simplement.

- Ça s'annonce comment?

- C'est tendu. Pour l'instant c'est du cinquante-cinquante. Tous les votes n'ont pas été dépouillés cela dit. Mais je ne sais pas s’il reste grand-chose à espérer.

- Merde...

- Tu feras quoi toi si...

- Ne m'en parle pas! Je penses que je chialerai déjà. Et j'irai picoler, me saouler un bon coup.

- Mais tu ne bois pas pourtant?

- Ce sera donc plus rapide. Et puis quitte à s’y mettre et renoncer ainsi à tous mes engagements, autant le faire pour ça, tu ne crois pas ? Je vais peut-être apprendre enfin à lâcher prise. Ma psy sera ravie.

Leurs yeux se croisent alors. Elle est belle, lui aussi. En fait pas vraiment, mais c’est sans importance. Dans l'azur profond de leur regard intense, apeurés, résignés, ils se disent tous deux qu'il serait délicieux de pouvoir s'y plonger et se laver enfin, au moins pour un instant, de la peur qui les souille depuis bien trop longtemps. Une ablution nécessaire aux périodes sombres à venir.

Encore quelques minutes. Courtes et interminables. Personnes n’est trop pressé d’atteindre finalement ce point de non-retour et d’effectuer ensemble ce suicide collectif, ce saut dans des abymes insondables et putrides. Les commentaires abondent comme pour figer le temps. Les analyses aussi. Les experts distillent leurs opinions toutes molles sur la genèse du drame inévitable à présent. Des spécialistes de tout, des princes du liminaire, des divas infatuées de la belle rhétorique, de l’éloquence forte, du verbe haut perché. Ils ont tout lu, tout dit, mille fois plutôt que cent, et savent exactement ce qu’il faut écouter. Oui, c’est pour notre bien qu’ils prennent de leurs heures pour pouvoir nous parler, nous éduquer un peu, nous aider à penser. Un grand merci à eux.

Mais c’est une évidence : nous l'avons bien cherché. Depuis quarante-cinq ans, voire peut être un peu plus, à la moindre occasion nous portons les couleurs d'une nation puissante qui doit gagner son rang ou bien le conserver, celui tant mérité, par la grâce des anges et des divinités qui nous avaient choisis au début de l'histoire, au début du passé.

"On limite les plans larges, Ils entrent sur le plateau. Mais on n'abuse pas trop de tous les plans de coupe et des champs-contrechamps. C'est pénible à regarder. On cadre sur le public, on guette les réactions et on n’en rate aucune qui soit un tant soit peu excessive et obscène. Et on pense à la pub. Il n’y a que ça à gagner, autant en profiter"

Le réalisateur connait bien son boulot, c'est un fait. Il sait comment tirer parti de toutes les situations, même celles qui annoncent le désordre et le chaos.

Une bouche béante à droite, des paupières closes à gauche, des yeux rouges et des larmes, un cri presque étouffé que les micros puissants ont pourtant bien capté. Une femme s’évanouit et tombe sur son voisin qui, au lieu de l’aider, la repousse très loin. Et il s’essuie les mains comme s’il avait touché le pire des animaux ou un lépreux malsain.

Les résultats sont là, ils viennent de tomber. C’est fait dorénavant, personne ne peut plus reculer et ignorer encore que nous avons gagné. Et maintenant c'est à nous, pour la prochaine année, de tout organiser. 

Putain d'Eurovision!


Et môa dans tout ça?

NDA: une peur, un souvenir, un cauchemar, je ne sais pas trop.

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Et môa dans tout ça?


     — Dis Papa.

    Papa ne répond pas. Il est trop occupé à travailler son truc, son machin, son bidule auquel je ne comprends rien et lui non plus d’ailleurs. Sa pipe dans sa bouche doit pourtant le gêner bien plus que ma présence, bien plus que mes envies de jouer.

     Dis Papa.

    Toujours aucune réponse. Et pourtant il sait bien que je suis à côté, collé à son futal, à ses basques, à ses braies, que je suis attentif à tout ce qu’il peut dire, faire et surtout penser, même si pour ce dernier je dois tout inventer.

    — Dis Papa !

     Quoi, encore ?

    Encore ? Pourquoi encore ? C’est la première fois, au moins depuis un an, ou un jour ou presque une heure ou un peu moins d’accord, qu’il daigne me parler.

    — Dis Papa, c’est quoi ça ?

    Je lui désigne un pot posé sur l’établi près d’une tasse en porcelaine, un globe en bronze doré surmonté d’un couvercle et d’une anse cuivrée, percé d’une trompe verte oxydée par les fluides qu’elle a toujours versée, d’où s’échappe un nuage, une fumée délicate blanche et un peu bleutée, au doux parfum de miel, de tilleul, de verveine.
    Evidemment ces mots, ces matériaux, ces odeurs, je ne les connais pas. Je les devine à peine. Mais je n’ai plus cinq ans et j’écris maintenant.

     C’est ma main dans ta gueule si tu continues à m’emmerder.

    La colère est bien là. Elle ne le quitte jamais. Elle fait partie de lui, et je l’aime pour ça. Elle fait partie de moi. Je m’y suis habitué, je ne me méfie pas : c’est la normalité.

    — Tu es sûr que c’est pas un lampe magique ? Y’a pas un génie la dedans ?

    Avec ma voix d’enfant les mots sont difficiles, accrochent tous un peu, sont tout juste perceptibles.
    Il saisit la théière d’un geste lent et ferme. J’aurais dû me méfier d’une telle sérénité. Il l’approche de moi et, avec un sourire ici pour me charmer, me demande de fermer les yeux juste un instant pour laisser apparaitre l’esprit tant désiré. J’obéis sagement, je suis très excité.
    Au-dessus de ma tête, il commence alors à verser.

    — Le voilà ton génie, maintenant fous moi la paix.

    J’ai certainement hurlé, j’ai dû pleurer aussi. Mais je n’ai pas bougé. Presque heureux pour une fois d’avoir participé avec mon doux Papa à une activité. Je ne vois plus de fée, de farfadet, de djinn là où seule la fumée d’une eau brune et brulante tente de s’échapper. Je ne vois plus rien d’ailleurs. Et j’entends à peine plus. Et je ne parle pas. Je ne pose plus de questions. Car on ne sait jamais. Même si je ne les vois pas, je suis sûr que partout, il y a des papas.



Clémence en vacances

NDA: Souvenir d'une vie évitée de peu je pense, d'une angoisse toujours présente, de moments passés ou présents auprès de ceux qui imprègnent nos rues de toute leur humanité et de ceux qui les regardent avec mépris.

 Clémence en vacances

 

Il a 15 ou 20 ans, 30 ans, 50 ou plus,

Son âge s'est fixé aux premiers pas dehors,

Un marnage perdu, coincé à marée basse ,

Une houle négligée qui n'atteint plus vive-eau.

 

Il ne se lève jamais que pour battre en retraite,

D'un été acharné, d'un soleil harceleur,

Brasero diabolique qui lui brule les yeux et lui tanne la peau.

 

Embarquant avec lui un matelas défoncé,

Un carton faisandé par des fluides amers,

Un vieux caddy rouillé pour lui tenir la main,

Il s'évade vers la mer profitant de l'hiver,

A distance des touristes et des passants brutaux.

 

Vacarme, chaleur et froid,

Moiteur, crasse et effluves,

Un monde de sensation nourri son quotidien,

Un gavage putride, primitif châtiment,

A jamais exigé pour apaiser sa faim.

 

Car il se sent coupable, et peut être l'est-il,

D'une faute oubliée, certainement pardonnée,

D'une bavure factice, d'un méfait romanesque,

Un péché minuscule qui ne s'abroge jamais,

Et qu'aucune pénitence n'arrive à effacer.

 

Parfois espère-t-il, abaissant sa valeur,

Au plus bas que personne ne peut le supposer,

D'une OPA stérile, se racheter enfin,

A ses yeux tout du moins, à défaut de tout autre.

 

Et c'est donc dans l'alcool, dieu de l'absolution,

Absinthe spirituelle qui gracie sobrement,

Qu'il se projette enfin, s'expulse de sa carcasse,

Loin des foyers luxueux et des cachots dorés,

Qu'on lui prête intention de se plaire à squatter.

 

Encore plus morts que morts,

Ils n'ont même plus envie qu'on leur dise je t'aime.

Et pourtant il le faut.

Vous, mes frères, mes enfants, mes pairs,

Je vous aime.

 

Titre volé à la regrettée Anne Sylvestre



Hydra

NDA:  Je n'ai pas de soucis avec les élites, les sachants, les sages etc...car à bien y regarder, ils sont dans le même potage que nous. Ils ne l'admettent pas, c'est tout. Et certains tellement peu qu'ils deviennent exécrables, vindicatifs, brutaux, méprisant et stupides. Et autoritaires, surtout. Et moralistes, enfin. C'est probablement de ceux-ci dont je parle dans le texte.


Hydra


Sept cous sept têtes sur un corps amphibien,

Me rebattent les oreilles sans aucune permission,

Pour me dire le vrai, le beau et le divin,

Assener vérité, morale et solutions,

A mon esprit lourdaud refusant soumission.

 

La première, verbeuse, annonce sans préambule :

Il faut savoir écrire, compter, faire des calculs,

Pour mériter sa place, faire valoir sa valeur,

Obtenir sa licence, sa maîtrise, son bidule,

Afficher sur son mur la preuve de sa grandeur.

 

Cette tête je la coupe, la laisse tomber à terre, la botte agressivement.

 

Et la seconde réplique, sans moindre hésitation :

Tu dois calmer tes nerfs, refreiner tes ardeurs,

Te sociopathiser, éviter tout émoi,

Ne pas aimer, haïr, désirer, repousser,

Si ce n'est pour l'argent, le pouvoir ou la gloire,

Créer une illusion pour dérober ta part.

 

Détachée de sa branche comme une figue bien mûre, piétinée sans relâche, 

Je pense même un instant à lui pisser dessus.

 

Quand une autre déclare, prenant la balle au bond :

A propos du pouvoir, c'est ta priorité.

La main sur toute chose, sur tout être, tout objet,

En tout temps en tout lieu tu te dois d'exercer,

Une emprise nécessaire au salut du plus faible, que tu dois posséder.

 

Puis la suivante affirme, dans la continuité :

Le plus faible parlons-en. Il ne mérite qu'à peine ton regard de pitié.

Il est ta solution aux problèmes du monde. Tu dois le diriger vers ces seuls desseins :

Dormir boire et manger, travailler et offrir, au plus fort que lui, toute la vie en son sein.

 

Prenant de l'amplitude, d'un seul coup bien tranchant, ce sont deux têtes coupées qui s'envolent au levant.

 

Puis vient celle qui rassure, inquiète de mon humeur :

Sois sans crainte mon ami, tu dois être de ceux qui rejettent leur place.

Ecrivains, scientifiques, prêtres et philosophes,

Imbus de l'orthographe, des mots et des formules,

Par lesquels ils s'amusent à critiquer le monde,

En feignant s'opposer à son ordre établi.

 

Ces quelques mots clamés si près de mon visage, rendent le coup fatal, simple à exécuter.

 

La sixième de poursuive, débordant de cynisme :

L'ordre établi c'est eux, des pompiers pyromanes

Qui alimentent un feu pour réchauffer leurs corps,

Dictateurs archaïques d'académies lettrées,

Qui pensent au circonflexe, au f après la clé,

Au genre des mots nouveaux, à l'écrit inclusif,

Qu'ils veulent interdire au nom de la clarté,

Alors qu’ils se complaisent à vivre d'obscurité.

 

Laissant sortir ma rage, je lance mon épée, fendant la tête en deux,

Hémisphères rougeoyants d'où sortent d'immenses flammes, froides à geler les cieux.

 

Et l'ultime qui se tait. Et qui se tait encore.

Puis avance sa tête, en modulant ses lèvres et vient pour m'embrasser.

Un baiser qui veut dire : "vas, tu ne peux pas gagner".

Et de là les six autres se mirent à repousser.

Et moi persévérant, je me mis à hurler.

 

Le monde mental ment, monumentalement.

Boris Vian.



C’est encore loin la Chimérie?

NDA: Après réflexion, la question n'est pas bien posée. Le problème n'est pas la distance, mais le prix du billet d'avion. Je ne suis pas certain d'avoir les moyens de m'offrir le voyage.


C’est encore loin la Chimérie?

 

Il y a des chemins qui ne se parcourent pas.

Ils sont impraticables, il n’y a aucun moyen.
Des amas de broussailles, épineux et tranchants, d'une hauteur insondable isolent même deux âmes qui brûlent de s’intriquer.
Pouvoir les contourner est mission impossible: une barrière sans limite,  d'une pleine continuité se déplie dans l'espace, toutes dimensions dehors, pour s'opposer à ceux dont l’union est d’emblée frappée de nullité.
Un infini solide que même la physique, ses quantiques et ses cordes, ne peut envisager.

Ou bien ils sont trop longs, repoussés aux extrêmes, aux bordures, aux confins.
Commencer le voyage est bien sûr possible, nul obstacle ou objet pour nous faire vaciller, perturber notre course ou bien pour nous bloquer.
Les yeux toujours fixés sur la destination, nous nous en approchons, encore et puis encore, ne faisant que cela.
Tous nos mouvements réduits à une simple suite de pas. Des pas toujours plus courts.
Touchés de lassitude, d'ennui et désirs à jamais oubliés, seuls, nous ralentissons, sans jamais nous stopper.
Un infini pervers, vide et inconsistant ici pour nous freiner, même poussés vers l'avant.
 
Et la folie s’étend dans nos esprits déments, nos regards coincés dans l’orifice étroit du vortex du temps.
 
Mais il est des sentiers que l'on aime arpenter,
Les bras souples et vivants pour toucher, ressentir, les mains très occupées, les doigts surexcités,
Les deux pieds déchaussés pour s'ancrer en conscience, en sensibilité,
Et donner au bassin l'impulsion nécessaire à sa mobilité,
Le regard turbulant prêt à tout pour cueillir le merveilleux, le beau,
Un franc sourire ouvert, en sifflant, en chantant, en parlant même un peu,
En ne censurant rien et en susurrant tout,
En sautillant parfois en tressaillant beaucoup, en s'arrêtant aussi car, au fond, rien ne presse,
En respirant toujours pour saisir en plein vol les essences, les parfums,
Et en tendant ses lèvres et en ouvrant la bouche pour se nourrir enfin.
 
Puis offrir à sa langue la moiteur des fluides et relâcher alors la chaleur du destin.

La pensée est liquide

NDA: La pensée est liquide...il faut bien qu'elle s'écoule, d'une manière ou d'une autre, qu'elle trouve un contenant pour l'accueillir un peu, le remplir complétement, le déborder aussi sans même se censurer, pour se répandre alors et s'infiltrer partout, dans nos cœurs dans nos têtes jusqu'au fond de nos rêves.

La pensée est liquide


 

Solide

Là où rien ne bouge.

Apathie totale, battements zéro sous la masse accablante d'un temps en cessation,

Permanence pétrifiée qui encombre l'esprit, obère ses projections, brise sa moindre vue,

Horizon obstrué, paysages blessés, perspectives tendues,

Ne reste que le calvaire d'un écoulement perdu.

Attente

 

Plasmatique

Bloc d'osmium pilonné sans relâche, offensive au laser, offensé par les flammes,

Désopprimer la voie, désagréger l'obstacle

Toute la force du monde peut ne pas y suffire.

Qui d'Atlas ou Hercules, de Samson ou d'un autre,

Messieurs muscles en tous genres, tendus sans compromis,

Frénésie congestive à buriner les veines et se rompre la peau,

Saura rouler au terme d'un cruel périple,

Ce boulet douloureux par dessus les montagnes.

Impatience

 

Superfluide

Sensation non visqueuse, résistance amnésique,

Ecoulement qui m'entraine vers du n'importe quoi,

Ejecté loin du sens, vidé comme un malpropre,

D'une fête espérée où je n'ai pas ma place.

Un abandon vécu comme un preuve de dégout

De ma propre lumière, de mon moi, de mon tout.

Renoncement

 

Gazeux

Inodore, indolore, enivrante mais toxique,

Cachée autour de moi pour m’échapper encore,

Ma peine, par ma bouche s'évade de mon corps,

Et ne me laisse alors qu'amertume et remords.

Catalepsie

 

Liquide

Un silence commode, une bonne figuration, le plein de dignité,

Un banal apaisement, une fatale tristesse,

Un arrière-gout de joie dans le seul souvenir,

D’avoir pu espérer, encore, une fois, toujours.

Pensée




Tempête et naufragé

NDA: texte rédigé à partir de deux textes publiés par ailleurs (Tempête et Naufragé), dans une version légèrement réduite et allégée pour satisfaire au format exigé dans le cadre d'une soumission à publication de la revue DISSONANCES (https://revuedissonances.com/). Verdict fin Août 2024.


Tempête et naufragé


Il arpente le pont d'un vieux bateau en bois, ses pas bien définis, légers et sans tension font craquer le sloop d'orme, de cèdre, de châtaigner. Lorsqu'il effleure à peine les appuis disponibles, bôme, filière et hauban, chandeliers et taquets, c'est par pure symétrie, pour s'opposer au vent, à la houle et au rhum, dans une juste harmonie, un parfait équilibre.

Quand il a pris la mer il ne cherchait qu'une chose: ne jamais perdre de vue la ligne d'horizon. Il aurait pu aussi parcourir les grandes plaines d'Amérique ou sillonner les steppes de Mongolie, en prenant soin de porter son regard là où rien ne peut briser cette ligne sacrée. Mais il préfère l'eau aux déserts arides et à la broussaille sèche, ambiance de fin du monde qu’il n'affectionne guère. Il aime, par-dessus tout, les odeurs de la mer et le gout nuancé des pauses littorales qu'il s'autorise parfois, au croisement des iles qui sont assez petites pour s'y croire toujours en mer: quelques fruits, des racines, une rivière accueillante pour se laver un peu, ablution nécessaire au respect de soi-même. Il s'est construit une vie entièrement faite de songes projetés sur l'écran qui le défie au loin, ce segment net et droit qui ne limite rien et ne disparait pas, si ce n'est dans le noir et le sommeil léger nécessaire au repos. Son quotidien est simple comme une crème fluide, très légèrement bleutée. Calme et renoncement. 

Et les creux insondables, les vagues scélérates et les courants retors? Et les tempêtes alors? Bien sûr elles sont là. Et pas toutes évitables. Elles l'obligent alors à faire une longue escale, à accoster en hâte dans un port malfamé ou même à s'échouer sur une cote sèche. Et donc parfois à fuir, quand cela est possible. Ou à les affronter. Mais dans ce vieux rafiot, mainte fois réparé, calfatage refait, voiles toutes recousues, réarmé mille fois, il se sent invincible. Et quand sans consentement face à ces monstres humides, il se fait dominer, il devient philosophe. Les tempêtes ne sont qu’un mal nécessaire: maintenir la vigilance, briser l'acquisition et toute possession, brasser, créer du mouvement, abolir l'inertie, vaporiser la matière, consolider l'immatériel. Toutes ces pensées faciles résumées en une phrase: une tempête ne devrait être que cela.

Mais celle qui s'annonce semble différente. Plus noire, sombre, violente, ionisée, plasmatique. LA Tempête.

Il y est préparé, et ce depuis toujours. Mais il la voit venir, c’est toute la différence. Ce n'est plus une chimère: c'est une vérité, un en-soi authentique.

Et il ne peut plus fuir. Alors sans hésiter il s'oriente vent debout et s'apprête à sombrer. Il entre à l'intérieur. Et se dit simplement: Une tempête ce doit etre exactement cela.

*****

Les deux jambes fléchies, les cuisses bien serrées, son menton en appui sur ses genoux calleux, le cul sur le sable chaud, sec et un peu râpeux, il reste là, assis, à scruter l’horizon, à contempler ce trait qu’il a toujours aimé, cette ligne qui sépare sa folie de sa raison. L’épave de son bateau est à moins de vingt mètres. Des cordes, des poulies, des planches et des voiles, il n’en reste plus aucune qui soit utilisable. Des débris tout au plus, tous indéterminés, tous voués à l’oubli, à l’inutilité.

Il s’allonge un instant, pour contempler le ciel et soulager son dos, sa nuque, ses épaules.  Les jambes bien tendues, les deux mains sous la tête, il fixe le soleil qui soutient son regard avec sévérité, et fort de son pouvoir, de son autorité, le condamne à pleurer. Il ferme alors les yeux, laisse les larmes couler et pense à son foyer, cette île belliqueuse où il n’a pu qu’échouer, rejeté d’une tempête qu’il a sollicité.

Trois cercles concentriques, légèrement avachis, à peine irréguliers, d’une largeur immuable à longueur de journée:  le marnage est si faible.  Un premier cercle blanc, poudre de coquillages et de sel confondu, tacheté d’algues rares, de méduses fatiguées ou de poissons séchés, de bois morts et tordus, de plastiques déformés. Un second presque gris, couleur cendre refroidies, qui ne goûte jamais l’eau, mais trop souvent la lune qui lui brule les os, y fixe la poussière, et terni son aura, tout l’éclat de sa peau. Le dernier d’un brun-jaune, un bistre repoussant qui surgit de la terre et se dresse en barrage à tout ce qui déboule d’au-delà des trois cercles, aux vomissures infâmes d’un océan obscène.

Au centre de ces anneaux emboités l’un dans l’autre, une nature impie et pudique à la fois, qui ne croit plus en rien et se dérobe sans cesse au regard des autres. Une forêt intime, humide et luxuriante,  faite d’essences rares, de fleurs extravagantes, d’amanites assassines et de clavaires malsains, de racines perverses, de rhizomes détraqués qui rentrent et qui ressortent, et se faufilent partout, appauvrissent l’humus par leurs canevas idiots. Et pour tout ornement, des lianes suspendues dès que le ciel s’accroche aux arbres les plus hauts, de longs festons de chanvre en guise d’échafaud.

La vie y est limpide, riche et déconcertante. Des insectes vrombissants aux batraciens poisseux, des oiseaux peu discrets aux rongeurs laborieux, tout un aréopage ici pour estimer la valeur de toute chose, tout nouvel arrivant qui oserait franchir le dernier des trois cercles. Leur jugement fût brutal : tu n’es pas bien venu. Pas une source d’eau pure qui ne rende malade, pas un fruit savoureux, une racine saine pour base de nutriment, des animaux si vifs qu’ils sont insaisissables. Et des vapeurs toxiques à chaque entaille au sol, des plaques d’eczéma à la moindre friction.

Repoussé sur le cercle le plus extérieur, il ne fait que survivre. Il boit de l’eau salée, avale du plancton, mâche des algues sèches, réussit à pécher ce qui est presque mort et échoue à ses pieds.

La nuit arrive enfin. La fraicheur avec elle. Et le sommeil aussi. Le rythme circadien est un bien trop précieux pour ne pas l’exploiter, en tirer avantage. Il peut dès à présent commencer à rêver. Ou a philosopher, ce qui revient au même. Après tout plus personne ne viendra le défier dans un débat stérile ou chacun s’époumone, vocifère et délire. Seul face à ses idées, il garde la maitrise de sa contradiction, des fausses vérités qui toujours lui échappent mais qu’il se plait pourtant à pourchasser sans cesse, à traquer sans relâche.

Il part pour divaguer sur le jeu du hasard, la pertinence de dieu, les croyances et la foi, le diable et tout son train. Il se dit qu’il est vain de chercher l’absolu, la conviction ultime. Mais il envie tous ceux qui dispose de ce fond, qui bravent les jours sans pain et les vies sans amour avec ces certitudes. Mais son esprit s’embrouille, il a soif, il a faim, son nez est saturé d’iode et de saumure âcre, son oxygène est sec, corrodé, appauvri. Il ne peut plus penser. Dans un dernier effort, un sursaut de fierté, il chemine jusqu’au bout de son raisonnement. Il se reprend alors.

Et c’est dans l’atrophie de son cortex mou qu’il se révèle enfin : les croyances sont absentes de toute certitude. Elles sont encapsulées au cœur de l’incertain. La foi c’est le peut-être, ou le peut-être pas, le c’est toujours possible, le c’est envisageable, le c’est très peu probable, le je n’y crois pas trop. Le ça m’étonnerait. Le ne compte pas dessus. Que des portes entrouvertes, qui ne se ferment jamais. La moindre vérité les claque une à une. Un double tour de clef, un cadenas en surplus, un code d’accès tordu à jamais oublié. La foi n’est pas la 1 des probabilités. Ce n’est ni le 0. C’est la mort du zéro. Un zéro inutile redevenu un mot, réduit à moins que rien, réduit à moins que lui. Et enfin, pour toujours, tous les possibles offerts, partout, à chaque instant.

Une énergie nouvelle le transperce brutalement. Il se lève sans attendre, légèrement étourdi, s’avance dans la pénombre vers son bateau échoué, y repère une planche pleine, assez large, assez longue pour bien s’y allonger, et y fixe une corde, la laissant dépasser de pas loin de deux mètres. Il enlève ses haillons, sa chemise déchirée, son pantalon râpé devenu bien trop grand à force de jeûner. Il apprécie d’émanciper son corps, de le proposer nu au défi qui s’annonce. Il s’empare de l’extrémité libre de la corde, s’en fait une ceinture. Le voilà maintenant solidaire au radeau qu’il vient d’improviser.

Il regarde les étoiles, et sourit un instant. Il s’avance dans l’eau en marchant, entrainant derrière lui sa latte de châtaigné. Avant de perdre pieds, il tire sur son cordage et propulse avec force son radeau vers l’avant qu’il saisit au passage de ses deux mains noueuses. Il tend alors les bras, allonge sa carcasse et agite ses jambes. Sa nage est vigoureuse. Il est pressé. Et sans se retourner, sans jeter un regard à ce havre de non-paix, il se dit que son don, c’est maintenant de douter. De fuir une mort possible pour une mort éventuelle. Mais d’approcher une vie enfin envisageable.

Et de croiser peut-être, à nouveau, pourquoi pas, une nouvelle tempête. Ou bien alors la même. Il aimerait tant cela.


De la pulpe des doigts à la jointure des lèvres

NDA: j'ai un peu hésité à publier ce texte pour une raison très simple: je me demande quand même si, lorsque nous personnifions un objet, nous n'objetisons pas (réifions pas, pour utiliser un verbe plus conforme) aussi un peu une personne. J’espère que non. Mais je n'ai pas la réponse. Sachez en tout cas que ce n'est pas mon intention. Je compte donc sur votre mansuétude à ce sujet.

 



De la pulpe des doigts à la jointure des lèvres



 

Il fixe avec envie, calme et timidité un coffre en acajou d'un rouge carmin passé, un écrin usagé futilement marqueté d'éclats de paille ternis et de placages triviaux, d'essences sans valeurs et de dorures frivoles: une boite ordinaire fardée avec excès, pleinement indifférente au regard de celui qui s'apprête à l'ouvrir.  De son index droit il pousse vers le haut le vieux crochet fragile, le sort de son anneau. Il tremble légèrement, il doit forcer un peu. L'attache est libre, enfin.  Délié de son entrave, il attend juste un peu pour lever le couvercle, révéler le trésor qu'il sait à sa portée: une offrande délicate que, dans sa maladresse, il craint de meurtrir et de déshonorer. Tant d'autres bien avant lui et après lui peut-être ont su tout lui donner, la révéler au monde et la diviniser, l'immortaliser.


Heureusement pour lui elle est très indulgente. Elle accepte volontiers les amants débutants, les flirts impromptus, les prétendants idiots et modérément doués pour peu qu'ils soient sincères et simples, patients et minutieux, même un peu obstinés. Qu'ils acceptent ses soupirs tout autant que ses rires souvent très haut perchés, surtout quand ils éclatent au lieu de jouer un ré.


Le coffret est ouvert. Il admire sa silhouette, pour l'instant fractionnée. De son bec accueillant mais légèrement fermé, à son pavillon noir largement évasé d'où s'échappent des prières chargées d'humidité, son baril galbé et un peu rebondi pour amplifier le son, en passant par ses corps et tous leurs ornements, gravures incertaines et scarifications, vingt-quatre trous sertis de métal argenté, dix-sept clés tamponnées pour la rapidité. Et pour tout accessoire, une anche virevoltante, vibrante et empressée, prise par une ligature enveloppante et serrée, un bondage nécessaire à sa sonorité.


Il doit la rassembler, accorder l'unité qui lui est essentielle pour pouvoir l'animer. C'est sa version totale, intégrale et intacte qu'il a envie d'aimer. Et il se lance alors dans une belle routine de gestes éprouvés, nets et implacables, tous facilités par les lièges lubrifiés au bout de certaines pièces. Le pavillon d'abord sur le corps du bas, puis le corps du haut en faisant attention à la courbure des clés, les prémunir d'un choc ou d'une torsion nocive, ne pas serrer trop fort avec ses doigts noueux ces corps en grenadille accomplis et sublimes. Et pour finir le bec vissé sur son baril, avec délicatesse. Le tout bien aligné, parfaitement emboité, puis posé avec soin, couché à l'horizon sur un lit de feutrine ou une natte en coton. Il s'empare des anches et en sélectionne une dont le profil lui plait. Il la porte à ses lèvres légèrement entrouvertes, la pose sur la langue juste pour l'humidifier. Trois secondes, cinq secondes, dix secondes tout au plus en prenant surtout soin de toujours saliver. Et d'un geste précis mille fois répété, il la pose sur le bec dont la table se soumet à son parfait aplat. Puis par la ligature, il fixe pour quelques heures cette lamelle fragile, lui accorde l'occasion de frémir,  libre sous la contrainte utile d'un laçage contenu.


Il ne reste plus grand chose pour pouvoir enfin jouer. Il saisit tendrement l'objet de son désir. Ses doigts trouvent leur place tout naturellement autour de l'instrument. Le pouce de la main droite assure l'équilibre. Il le porte à sa bouche comme pour l'embrasser, bec et anche prisonniers de ses deux lèvres moites et positionne la langue pour mieux les contrôler. Il bombe un peu le torse, peut-être par fierté, mais c'est bien de son ventre que l'effort doit venir. Il commence à souffler, sans actionner de clé ou obstruer de perce. Et c'est un sol qui sort, réduit d'un quart de ton, alors qu'un fa devrait clairement se faire entendre. Elle doit être un peu froide, il faut la réchauffer et la régler un peu. Il tire sur le baril et se crée un espace avec le corps du haut, puis il souffle à nouveau, et recommence encore. L'humidité s'installe, la chaleur s'accumule et la note jouée commence à s'approcher de celle espérée. Il va s'en contenter. Il peut être bon parfois de se laisser surprendre par une sonorité partiellement ajustée, les écarts de conduites et les mots déplacés, les émotions limites. Les marques d'humanité.


Il sait qu'il aurait dû lui aussi s'échauffer, détendre tous ses muscles, animer son visage de mouvements réguliers puis faire claquer sa langue et converger son souffle, forcer son abdomen à prendre le contrôle de ses respirations. Et il le fait parfois. Mais le désir est grand. Il ne veut pas attendre. Il a surtout envie après ces premiers sons de faire quelques gammes, parcourir les registres les uns après les autres, s'approprier les notes dans leur plénitude. Les graves tout d'abord, qu'il arpente doucement en dénivelé léger, bouillonnants, organiques, orgasmiques et sensuels qui mènent aux médiums, dont la pente se raidie mais reste assez aisée à grimper désinvolte. Puis la clé de douzième pour passer au clairon, un peu acidulé et légèrement piquant qui paralyse un peu avant de s'attaquer au sommet des sommets, aux parois verticales du suraigu tranchant qui taillade les sens et sculpte avec audace tout l'air environnant. Arrivé jusqu'en haut il peut se reposer, fixer des yeux fermés les perspectives sonores qui se sont révélées. Il inspire et expire lentement pour se calmer puis part pour redescendre. Et arrivé en bas il recommence encore, il souhaite remonter. Et descendre à nouveau. Il s'enivre frénétiquement de ces allers-retours, ces voyages chromatiques, liés ou détachés, qui le délivrent enfin de l'angoisse de déjouer.


Dans la chaleur des corps et dans l'humidité qui perle de l'embout et s'écoule à ses pieds, il s'engage pleinement. Et il se laisser guider par l'instinct de ses doigts, la douceur de ses lèvres, son corps qui se balance et convulse sans cesse. Ses improvisations échappent à son contrôle, des notes inattendues surgissent d'on ne sait où, de la polyphonie, des phantasmagories. Après de longues minutes ou peut être des heures, haletant, épuisé, les crampes le saisissent à la jointure des lèvres. Son air se raréfie le conduisant toujours plus proche de l'asphyxie. Il suffoque, il s'effondre et maintient l'instrument oppressé à son cœur pour mieux le protéger. Dans cette intimité qui les unit l'un à l'autre, allongé sur le sol, il ne voit plus qu'en lui celle qu'il désire. Il savoure sans réserve ce moment merveilleux, fascinant et grisant.


Il s'assoupi un peu. Son humeur a changé. Il se sent un peu triste. Il n'aurait jamais dû se laisser abuser par cette ultime étreinte. Le rêve est une chose. Et l'illusion une autre. Il pense à la musique qu'il n'a pas vraiment joué. Il peut toujours passer quelques morceaux choisis pour pourvoir compenser. Du klezmer. Un kaddish. Mâtiné de post rock pour le moderniser. Il pourra réfléchir. Ça peut toujours aider.